lundi 26 mars 2012

L'éducation, le soleil et les grands édifices


Le carré rouge, symbole du mouvement québécois de contestation étudiante, se rend jusque sur la Place rouge, à Moscou ! 


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C’est dans la ville de Moscou que l’on retrouve la plus grande concentration de millionnaires (souvent milliardaires, comme on le dit par exemple du président Vladimir Poutine) au monde. On vous a parlé déjà des petits pots de beurre d’amande à 35$, qui sont l’un des effets collatéraux les plus innocents de cet état de fait. Il y a donc beaucoup de super-riches à Moscou, et l’on sait que plusieurs d’entre eux se sont enrichis à la chute de l’URSS, lors de ce qu’on appelle le « hold-up du siècle », alors que ces oligarques ont racheté en quantité massive les actions des grande compagnies, alors nationales, pour en privatiser les profits. Poutine en a mis plusieurs en prison (car même leurs actions officielles se trouvent en marge de la légalité) en aurait (à ce qu'on raconte) « éliminé » plusieurs, et en laisserait plusieurs autres contrôler le pays avec lui, pour des raisons obscures au commun des mortels… L’une des Québécoises qui étudie comme nous à RGGU (Rassiski Gassoudarscki Goumanitarni Ouniversitiet, pour vous donner une idée de la raison pour laquelle on préfère dire : « RGGU ») a été embauchée par la compagnie Native Speakers, qui emploie des expats pour enseigner leur langue maternelle à leurs clients russes. Stéphanie s’est alors trouvée à travailler pour l’un de ces milliardaires moscovites, le 288e homme le plus riche de la planète. Elle enseigne le français à ses deux filles, qui trouvent du temps pour notre langue en dehors de leurs autres cours du soir, cours d’anglais, de ballet, d’équitation, de tennis, de musique, d’espagnol, de mandarin, et leurs voyages à Bali. Lorsqu’elle veut convenir de l’horaire de cours de la semaine, elle téléphone au secrétaire de la famille. Lorsqu’elle veut pénétrer dans l’appartement moscovite de ces bonnes gens, elle se fait accompagner par un gardien, qui monte avec elle dans l’ascenseur pour la bonne raison que le 10e étage de l’immeuble (occupé entièrement par l’employeur de Stéphanie) n’est pas accessible par l’ascenseur en appuyant simplement sur le bouton « 10 ». Il faut employer une clé spéciale, connaître un code. Les deux petites filles l’attendent à l’abri, tout en haut.
Sinon, le salaire moyen à Moscou se situe entre 15 000 $ et 20 000 $ par an, pour une ville considérée comme l’une des plus chères du monde. Les professeurs d’université, par exemple, gagnent l’équivalent d’environ 12 000 $ par an, soit à peu près le prix de location d’un petit studio ordinaire pendant la même période.
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Sergueï l’autre jour nous a raconté l’histoire de son voisin, propriétaire d’une datcha et d’une petite ferme dans l’actuelle banlieue de Moscou. Il y a, je ne sais pas, dix ans peut-être, ce fermier russe habitait à la campagne. Mais « l’avenir » n’attend pas la mort des gens pour changer leur vie. On lui offre un montant pour sa terre. À perte de vue, ce sera d’immenses immeubles à logement, leurs petites fenêtres, leurs petits climatiseurs, leurs longues ombres carrées. Partez, partez, c’est fini, de toutes façons, acceptez l’argent. « Niet », qu’il répond. Pas moyen que je crève ailleurs qu’ici. « Ladna ! », qu’ils ont répondu (« Soit ! »). Et ils ont construit autour des vingtaines, des trentaines, des centaines d’immeubles rectangulaires, vingt étages chacun, des prismes rectangulaires, des legos gris, avec des stationnements autour : asphalte et béton. Il vit là, Sergueï, comme si ce n’était rien, sans se plaindre. Il s’est acheté des rideaux à motifs colorés, et ils restent tirés. Parfois, il les ouvre, et parfois, devant chez lui, passe un cheval, ou une chèvre égarée, qui fait l’effet d’un éléphant qui s’est enfui du zoo et qui erre bizarrement dans la ville. Sauf qu’elle est chez elle, cette chèvre !
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Étrange sensation, celle des grandes villes, où la vue de masses d’humains qui se déplacent appelle presque systématiquement les métaphores animales. Nous sommes comme des termites, des fourmis dans leurs tunnels, qui avancent vite dans des couloirs étroits, et sombres. L’extrême sensibilité spatiale des citadins évoque quant à elle pour moi celle des poissons qui nagent en banc, à quelques millimètres les uns des autres, et qui ne se heurtent, ni ne se touchent, jamais. On est tout près, tout près, on dévie d’un centimètre, hop ! le voisin modifie aussi sa trajectoire, comme instinctivement, sans même regarder. Quel sens on peut bien avoir perdu, pour avoir gagné celui-là ?

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Dans mon manuel d’apprentissage du russe, il y a le portrait d’un paysan moldave. On y raconte combien il fait soleil chez lui, quelles sortes de fruits poussent sur sa terre, à quelle heure il se lève pour prendre soin des animaux, ce qu’il mange au déjeuner, combien il a d’enfants qui travaillent avec lui. Et moi je pense : « Magnifique ! Des fruits, du soleil, du silence : c’est ça le bonheur ! C’est ça la vraie vie ! » Mais je rencontre, par exemple, l’ami d’un ami, Micha, qui est Ouzbek. Il y en a, du soleil, des fruits et du silence en Ouzbékistan, et je lui dit : « Pourquoi tu es venu à Moscou ? », il me dit : « Pour faire du cinéma. » « C’est ici que tu veux vivre ? » « Ici ! » qu’il dit en me regardant comme si c’était l’évidence même. Mais pas seulement le cinéma, pas seulement l’art : même une job de balayeur de rues, de pelleteur de trottoirs, de pitcheur de sel sur les escaliers glacés (à la mitaine !), de surveillant de métro (de « poinçonneur des lilas ! »), même ces jobs-là, elles font quitter le soleil, les fruits et le silence de la Moldavie, de la Géorgie, de l’Arménie, du Caucase pour les sous-terrains moscovites (car ce n’est pas sur la place Rouge ni sur les berges de la Moskova qu’ils vivent, ces gens). Qu’est-ce qui s’est passé ?



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Un dernier mot, moins sombre celui-là (mais il faut bien passer par là quelques fois !) à propos du printemps : je fais ma petite Jean-Jacques Rousseau, ma petite Lev Tolstoï, et je m’émerveille devant la fameuse nature (« Vous dites que ce thème est passé de mode, que Pouchkine et Hugo ne sont que des radoteurs sentimentaux ? » disait (à peu près) Marina Tsvétaïéva. « Alors l’océan est passée de mode ? Et l’arbre, et l’oiseau, et l’amour ? »).
J’ai entendu, bien sûr, parler de votre splendide printemps précoce, et je me réjouis pour vous. Ici nous avons eue plusieurs petites tempêtes de neige encore cette semaine, car personne ici (sauf nous) ne fête la St-Patrick. Mais le soleil est plus fort, plus haut, les longs glaçons tombent partout sur le trottoir en éclatant joliment, il y a du gazon (vert !) qui ressort par endroit (du moins avant la tempête d’hier), le Carême (rappelé dans tous les menus des restaurants) est déjà au moins à moitié passé, et le soleil se couche déjà vers 20 heures. Hauts les cœurs !
L’autre jour, en sortant du Musée Pouchkine (qui n’a rien à voir avec Pouchkine), j’avais les yeux encore au mode contemplatif, après la journée passer à regarder, regarder, regarder (intransitivement, qu’ils disent les esthéticiens). Et, donc, en sortant du musée, j’ai vu les bulbes dorés d’une église orthodoxe briller sous le soleil, une chienne, ses mamelles gorgées de lait, zigzaguer entre les voitures, et des oiseaux noirs qui s’élançaient dans l’air froid comme dans un immense bain d’eau glacée. Le printemps est là, le passe-muraille-de-béton !

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