vendredi 22 novembre 2013

Un mois plus tard

Здраствуйте !

Un mois plus tard, notre vie moscovite prend son rythme de croisière. De quoi est faite cette vie ? De peu et de beaucoup, comme un peu partout autour de la Terre, j'imagine.

D'abord, on peut dire que nous sommes un peu toujours en recherche d'emploi. Pour ma part, j'enseigne le français à un groupe de débutant à l'école de Nika. C'est assez difficile, mais palpitant. D'abord, c'est un défi considérable en ce que je dois enseigner en russe, et surtout, enseigner en russe des choses que je viens bien souvent tout juste d'apprendre, ou du moins de réviser.
Quelles sont les différentes façons de poser des questions en français ? Quand doit-on utiliser les articles, les différents pronoms personnels, les adjectifs possessifs... ? Que signifie le verbe "avoir" en français ? En effet, je vais peut-être vous surprendre en vous disant qu'il n'y a pas d'équivalent russe de ce verbe qui nous semble tellement essentiel. J'ai des soeurs, j'ai mal à la tête, j'ai un chien, il a dit, il y a.... Tant de formules absolument élémentaires, et qui pourtant sont si bizarres dans leur emploi du verbe "avoir" !
Le chien, un chien, ce chien... Quelle différence entre "je" et "moi" ? Pourquoi dit-on "J'aime la musique", si on ne veut pas parler d'une musique en particulier ?...
Je me pose toutes sortes de questions qui ont toutes (merveille!) des réponses. Gloire aux grammairiens du français!
Sinon, j'enseigne aussi à un petit garçon de six ans, Sasha, qui me donne pas mal de fil à retordre. Je me rends compte à quel point, même si je les trouvais bien peu proactifs, mes étudiants baie-comois étaient au moins très coopératifs ! Après tout, ils auraient pu, comme le petit Sasha, refuser d'écouter, refuser de répondre aux questions, et refuser de faire les travaux et exercices. Le "pouvoir" des professeurs, ce n'est vraiment que le pouvoir que nous donnent nos étudiants, celui qu'ils veulent bien nous accorder. C'est La Boétie qui avait raison ! On est asservi que lorsqu'on accepte de l'être. Et mon petit Sasha ne l'accepte pas ;)
Sinon, il y a aussi les cours donnés ici à l'Université. Pour ma part, il y en a deux : français intermédiaire-avancé et littérature québécoise. Mon cours de littérature québécoise n'est pas un cours au sens où on l'entend au Québec. D'abord, les étudiants ne connaissent pas très bien le français, alors il n'y a pas à proprement parler d'analyse d'oeuvre au programme. C'est quelque chose comme une initiation à la culture québécoise à travers sa littérature. Ensuite, la "matière" vue en classe n'est pas évaluée. Ce qui est évalué (si c'est évalué, ce qui dépend plus ou moins de moi), c'est une traduction d'un extrait d'un texte appartenant à la littérature québécoise vers le russe (la directrice du centre veut qu'on prenne le début de "Prochain épisode" d'Hubert Aquin. Je pense qu'elle doit avoir une dent contre ses étudiants...). Une chose, bien sûr, que je ne peux pas corriger. Donc, comme ce n'est pas sûr que le cours est vraiment un cours au sens où les étudiants seraient "inscrits" et devraient "passer" ce cours pour le voir apparaître dans leur programme, et comme le mode d'évaluation des étudiants n'a aucun rapport avec le contenu du cours et que je ne peux pas corriger cette évaluation, je n'ai généralement que deux étudiants...
Malgré toute la bizarrerie du fonctionnement, j'ai toujours du plaisir à donner ce cours, qui suscite surtout des discussions intéressantes lorsqu'on aborde des sujets comme le rôle de l'Église dans le développement de la littérature québécoise, les relations entre la littérature québécoise et la littérature française, et surtout le concept de révolution "tranquille", qui semble toujours aussi bizarre et drôle pour les Russes.

Je commence à mieux comprendre pourquoi les étudiants russes qui sont venus en échange à l'Université Laval disaient toujours que c'était "tellement simple" d'étudier à Québec. En effet, on ne nous demande que d'étudier, et non d'organiser soi-même toute l'institution qui nous permet de le faire. La désorganisation ambiante nous fait bien ressentir à quel point on peut être obsédés, au Québec, par l'ordre, la clarté, la prévoyance, les contrats, les assurances, les ententes écrites... Et à quel point c'est difficile pour nous de trouver le repos de l'esprit en leur absence !

Situation analogue dans mon cours de français intermédiaire-avancé. Le local où nous nous rencontrons, mes étudiantes et moi, n'est annoncé que quelques minutes avant le début du cours sur un babillard qui est situé dans un autre pavillon que ceux où peuvent se donner les cours. Le local est différent chaque semaine. Parfois, il n'y a tout simplement pas de local, et on donne le cours dans la salle commune. Les étudiants ne savent pas quel examen ils vont avoir, et je ne peux pas moi-même créer un examen à partir de ce qu'on a vu: l'examen est embarré dans un quelconque coffre-fort, quelque part à l'université. Donc, je fais un peu de tout, dans l'espoir que l'examen aura quelque rapport avec ce que nous aurons vu dans le cours...
Par exemple, mercredi dernier, mes étudiantes devaient organiser un débat sur un sujet "controversé" de leur choix (Dieu sait que ça ne manque pas, en général, les sujets controversés). J'ai eu droit entre autres à la défense du point de vue selon lequel "Les artistes contemporains ne travaillent pas" (parce que le travail est justement l'antithèse de l'art, selon cette étudiante) et aussi une défense du point de vue selon lequel "L'écologie devrait faire partie des matières obligatoires enseignées à l'école", ce qui fait bien plaisir à entendre lorsqu'on vit dans une ville où il n'y a pas de recyclage et où on ne peut pas boire l'eau du robinet.
C'était très soigné, original, elles ont bien travaillé. Mais qui sait ? peut-être seront-elles évaluées seulement à l'écrit, sur l'usage du subjonctif et du conditionnel, et peut-être pour cette raison échoueront-elles le cours, malgré leurs excellents exposés. C'est une situation que je trouve très frustrante, mais qui ne semble pas les troubler elles-mêmes plus que ça. La placidité, apprendre la placidité... En cela, on peut dire que les Russes sont certainement un peu aussi des Asiatiques.

Côté découvertes culturelles,  on est servis. Expositions solo de Natalia Gontcharova au musée Trétiakov (je vous parlerai bientôt plus en détail de cette artiste russe), de Piet Mondrian (c'est l'année de célébration des échanges Pays-Bas/ Russie), visite de ce qu'on croyait être le Musée d'art contemporain et qui s'est finalement révélé être un musée entièrement dédié à Tsetereli (si vous trippez sur les sculptures grandeur nature représentant Vladimir Poutine en habit de judo, ou une larme qui coule entre les deux tours du World Trade Center, ce musée est pour vous). On a eu la chance d'assister à une conférence de Youri Norstein, le réalisateur de film d'animation dont j'ai parlé dans mon dernier message, celui qui a réalisé "Ckazka ckazok" (le "Conte des contes"), "Edgehog in the fog", et qui travaille en ce moment sur la version animée du "Manteau" de Gogol.
J'ai pu aussi remarquer que les histoires que les Russes aiment sont ici servies à toutes les sauces. J'ai pu voir "Le don" de Nabokov  et "La dame de pique" de Pouchkine en pièce de théâtre, "Anna Karénine" en ballet moderne, "Eugène Onéguine" en opéra. Plus besoin de savoir lire !
Ils ne se lassent jamais de leurs classiques, et je crois qu'ils estiment  pour la plupart qu'ils vaut mieux connaître ses classiques sur le bout des doigts plutôt que de papillonner ici et là dans la littérature mondiale. S'il y a une chose qui est claire, en tout, c'est que la Russie n'aime pas les demi-mesures.
En économie (communisme VS capitalisme sauvage); en art (les pièces de théâtre font souvent 3h, les romans... quelques milliers de pages); en religion (l'athéisme radical VS l'ingérence de la religion orthodoxe dans les affaires d'État... et nos cours de littérature russe); en matière d'habillement (tant de chemises à motifs les plus extravagants ! Tant de décolletés plongeants ! Tant de fourrures fastueuses ! Tant de vieilles femmes avec des foulards de laine brodée sur la tête ! Et, malgré tout, TANT de conformisme vestimentaire); et même, sur un plan plus quotidien, en matière de chauffage (même si ça gèle dehors, il faut pourtant dormir la fenêtre grande ouverte pour ne pas se dessécher totalement durant la nuit).

Mais ça, je l'ai déjà dit...

Dans un autre ordre d'idées, nous prévoyons avec plaisir notre looooonnnggggg congé de Noël (pas de cours du 19 décembre au 10 février!).
On lance plein d'idées (Ukraine ? Mer Noire ? Géorgie ? Arménie ? Istanbul ? Pologne ? Estonie, Lituanie, Lettonie ? ) et on jongle avec les possibilités et les contraintes.

Bref, comme vous voyez, un semblant de routine s'installe ici pour nous, fait de lectures, de listes de vocabulaire, de préparations de cours, de sorties, de nuages et de noirceur (n'oublions pas que nous nous trouvons à peu près à la hauteur de la Baie-James...).

Sinon, sur le bord du Saint-Laurent, c'est comment, ces jours-ci ?

Всего доброго ! Всего хорошего ! (Juste du "bon", juste du "bien", comme ils disent ici)

Paka,

Élise