samedi 1 mars 2014

Saqartvelo 3/3 - Kutaïsi et le bas Caucase

Revenons en Géorgie, retournons-y une dernière fois et mettons la dernière (?) touche au portrait.

En revenant de Mestia dans une marchroutka sans chauffage à -10 degrés, nous sommes arrêtés à Zugdidi. Qu'avons-nous vu à Zugdidi ? Principalement, le masque funéraire de Napoléon. Nous avons vu deux masques funéraires en Géorgie: celui de Napoléon et celui de Staline. Deux pseudo-empereurs qui ont changé le monde en tuant des milliers de personnes, et dont on expose les vêtements, les lettres, les masques funéraires, pour célébrer une sorte de culte historique. Ça m'est incompréhensible. Mais je suis allée pareil.
Portrait de Staline décorant un débit de "tchatcha", au marché de Tbilissi
Nous sommes rapidement repartis vers Kutaïsi, la deuxième plus grande ville de Géorgie, en fait une toute petite ville dont le centre-ville vient d'être en grande partie refait à neuf. La ville, jusqu'à récemment, était apparemment encore plongée dans un "malaise post-soviétique", d'après l'expression du Lonely P.
La Géorgie, avant le 11e siècle, était divisée en deux régions, ou royaumes, je ne sais plus très bien. À l'ouest, la Colchide, et à l'est, l'Ibérie (pas l'Ibérie des Ibères d'Espagne, mais une autre). La Colchide, oui, la Colchide où sont partis Jason et les Argonautes à la recherche de la toison d'or. La Colchide, d'où Jason a justement ramené Médée la sorcière, la magicienne, l'infanticide (Médée, d'après laquelle a été nommée notre hôtesse...). Kutaïsi fait partie de cette ancienne région.  On dit (dans les musées ethnographiques dont regorge la Géorgie) que les habitants de Colchide, en des temps reculés, ramassaient les petites pépites d'or qui coulaient dans les rivières en y plongeant des peaux de mouton, dont la laine emprisonnait le précieux métal. Il y avait donc de vraies "toisons d'or" en Colchide. Mais il n'y en a plus.
Avant d'entrer dans la ville, nous voulions aller visiter un monastère perché sur le haut d'une colline à quelques kilomètres de la ville, et profiter de la chaleur relative de la journée pour errer au soleil.

Femme ramassant du plastique dans la rivière, Zugdidi
Vendeuse de souvenirs près du monastère, s'employant à se faire un petit feu

Il faut insister, malgré les apparences ensoleillées et la terre nue, sur la chaleur toute "relative" de la Géorgie l'hiver

Le monastère de Gelati, Kutaïsi

Gelati
En redescendant tranquillement la montagne, dans le silence béni de la campagne et l'odeur du feu de camp, on s'arrête quelques minutes pour attendre la marchroutka, assis sur nos sacs à dos. Un homme propose de nous reconduire vers la ville et, comme ça arrive souvent ici, finit par entreprendre d'organiser notre séjour à Kutaïsi dans le menu, avant de nous déposer chez Médée (Médico, par son petit nom), notre hôtesse. Après avoir rencontré un vrai "Illico" à Mestia, la rencontre avec Médico a fait germer en nous l'idée d'un "Astérix chez les Géorgiens" où Illico et ses fils Subito et Presto pourraient faire fortune en vendant du vin maison "parfumé" à la potion magique, pour combattre l(es) envahisseur(s). Mais passons. Parlons de Médico, justement. Elle n'est pas médecin, mais c'est une femme merveilleuse.
En la voyant passer la tête dans l'embrasure de la porte de son jardin, avec ses beaux cheveux blancs frisottés et son tablier fleuri, on voit tout de suite que c'est une personne particulière. Vaillante et bonne, comme sont toutes ces autres femmes vaillantes et bonnes, et il y en a beaucoup, et partout. La variante géorgienne de ce type humain est vraiment très attachante. Ses yeux disent tout de suite qu'elle a bon coeur, et sa manière de parler moitié russe, moitié anglais totalement à tort et à travers est charmante, et aussi son habitude de parler d'elle à la troisième personne, à travers le regard des étrangers qui ont l'air de beaucoup l'intéresser et de l'amuser énormément. "Les Japonais, oh! les Japonais ! Hi hi hi ! Ils me disent: "Médico ! Médico! Merci merci merci !" et elle les imite en riant, en penchant la tête. On lui dit qu'on l'a trouvée grâce à notre guide de voyage, qu'elle appelle le "Louneli planett", et elle est contente. Son "auberge", c'est en fait sa maison, aux dimensions d'un 4 et demi, et dont l'une des chambres (pas très grande, d'ailleurs) est transformée en dortoir où s'alignent une dizaine de petits lits simples à ressorts. C'est l'hiver, nous sommes les seuls clients. Elle sort tout de suite ses immenses pots de "kompott", une sorte de jus fait à partir de fruits qui macèrent au fond. Des mûres qu'elle a cueillies elle-même (il y en a un bon 8 cm d'épais dans le fond du pot), des "cerises" rouges (on n'a pas réussi à identifier l'autre fruit, délicieux) empotées pour les mois d'hiver. Le dortoir et la salle de bain ne sont pas chauffés, tout comme sa cuisine d'ailleurs, où elle passe des heures à nous préparer, à nous ainsi qu'à son mari et à son fils, la meilleure cuisine géorgienne qui soit. Des "khinkhali" (des gros raviolis fourrés à la viande aux herbes, avec du bouillon à l'intérieur), des salades de légumes, du "tkemali" maison (sorte de ketchup aigre aux prunes de son jardin), un borstch fumant, du sulguni (fromage salé géorgien) ... Elle est là, au bout de la table, à l'affût, et dès qu'on prend une pause pour souffler, elle nous chuchote, avec tendresse et fermeté : "Kouchaïtié, Kouchaïté, davaïte", ce qu'on peut traduire par "Je vous en prie, mangez, mangez, allez". Son mari Sulikho monte de sa cave, où ses tonneaux de vin maison l'occupent considérablement. Il sort les cornes à boire traditionnelles (qu'il faut vider parce qu'elles sont impossible à poser sans en renverser le contenu),

Démonstration a posteriori
le blanc, le rouge, la tchatcha, fait des toasts "à l'amour"en nous prenant par le coude, ou essayant d'embrasser Médico, que le petit jeu amuse et exaspère, probablement depuis des dizaines d'années. "Ah! Ça commence ! À chaque fois qu'il boit du vin, il se met à faire des toasts à l'amour à chaque minute, et il me poursuit avec ses "Je t'aime Médico ! Embrasse-moi Médico!" Ah là là là, big problem!" dit-elle en souriant, avant d'ajouter : "Les Japonais disent toujours "Médico, Médico, no big problem ! Good problem !" Sulikho est mort de rire, et essaie de lui faire avouer qu'elle l'aime quand même. "Ohhhhh, je ne suis plus comme le jeune homme que j'étais ! Regardez-moi ça ! (il nous sort des vieilles photos en noir et blanc, avec nos deux hôtes dans la fleur de la jeunesse) Hein, Médico, dans ce temps-là, tu disais pas "big problem" ! (Il essaye de lui voler un baiser, et elle se défend avec sa corne, ou avec une fourchette) "Un toast à l'amour ! Je t'aime Médico !", et il descend joyeusement une autre corne de vin blanc. Le portrait doux-amer de ce couple adorable et usé est tellement tendre, tellement authentique. On n'en revient pas, d'être assis dans leur salon, à s'échanger à tour de rôle la place près du radiateur au gaz, à parler, manger, boire avec eux, comme si on était des amis attendus. La conversation est fluide, facile, sans fausses manières. On parle du tourisme, de leur vie, de la Géorgie, de leurs années difficiles. Médico nous explique pourquoi elle boite (on la voit traîner sa jambe et grimacer quand elle se lève, à chaque 10 minutes, pour rapporter quelque chose de nouveau de sa cuisine). Elle était danseuse dans un ensemble folklorique (pas des blagues !). Sulikho était tailleur (il dit "designer", lui). Elle dansait, il taillait, ils ont eu deux enfants, dont la plus jeune, la jeune fille, s'est fait enlever à l'âge de 14 ans par un homme qui la voulait pour femme et qui a jugé plus commode de l'enlever que de faire sa demande. Devant nos yeux écarquillés, elle explique que c'est triste, oui, mais qu'à l'époque, c'était des choses qui arrivaient, qu'il n'y avait rien à faire après, qu'il fallait la laisser vivre dans la maison de cet homme-là, qui nous l'avait enlevée alors qu'elle était plus ou moins encore une enfant. Mais que maintenant ça va, elle vit bien, elle a des enfants, elle vient rendre visite... Ça, c'est un des coups durs.
L'autre, c'est la hanche de Médico. À la chute de l'URSS, la Géorgie s'est retrouvé dans une misère noire, avec presque toute sa population sans travail, les usines qui ne fonctionnent plus et, surtout, la corruption qui s'installe, la violence, l'insécurité, les villes sans électricité où on ne peut plus sortir le soir. Médiko et Sulikho ne pouvaient plus gagner leur vie, ils avaient des enfants, il fallait trouver quelque chose. Ils sont passés illégalement dans le Caucase russe, pour travailler au marché comme vendeurs de légumes. Ils survivaient, envoyaient de l'argent à la soeur de Sulikho qui était restée en Géorgie avec les enfants. Un petit matin, au marché, Médiko arrive, les bras et le dos chargés de produits à vendre, glisse sur une plaque de glace, se casse la hanche. Elle n'est pas soignée en Russie, parce qu'elle travaille illégalement là-bas, qu'elle est sans papier (dans un pays qui n'est plus le sien que depuis quelques mois). De retour en Géorgie, des soins approximatifs la laissent à moitié éclopée. Ça fait plus de 20 ans, ça n'a jamais guéri. On lui a proposé, récemment, de tenter une nouvelle opération, mais elle a peur. "Et qui va s'occuper de l'auberge pendant ma convalescence ? Non, je ne peux pas. Je préfère continuer avec le mal." Tout ça dit tout simplement, à moitié pour se confier, à moitié pour montrer que sous le vernis de la babouchka-dans-sa-cuisine, il y a une danseuse professionnelle qui, un jour, s'est fait briser les os par les gros sabots de l'Histoire.
La soirée tire à sa fin, et Médiko me propose de me "faire griller" une dernière fois près du radiateur avant d'aller me coucher dans la chambre non chauffée. Je m'endors sous une pile de couvertures agréablement lourde, dans le creux des ressorts, en faisant de la buée.

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Lendemain après-midi, départ pour la ville de Borjomi, ancienne ville de repos pour les nobles russes qui avaient besoin d'air pur, d'eau minérale et de soleil pour soigner leurs pauvres nerfs. Le sentiment, plus fort que jamais, d'être hors saison, nous prend lorsqu'on tente de visiter le "fameux" parc des sources minérales aux alentours de 11 heures du soir. Autour du tuyau qui laisse couler l'eau chaude et pétillante des sources thermales, dans le noir, avec le gardien du parc qui nous accompagne pour se désennuyer, je me dis que ça passerait bizarre dans une brochure touristique. "Faites trois heures de trajet à partir d'une ville où il n'y a pas grand' chose à voir, dans un mini-bus bondé qui sent le pot d'échappement, conduit par un adepte des dépassements dans les courbes en montagne, et allez boire un verre d'eau tiède pétillante dans un parc désert à Borjomi !" Vive la Géorgie ! C'est parfait comme ça.

On finit par se rendre dans le bas Caucase, dans la région de Vardzia, à quelques kilomètres seulement de la Turquie, dans une région majoritairement peuplée par des Arméniens. C'est déjà l'Orient ici, l'Orient comme on l'imagine avec les épices, la fumée bleue, les tapis, l'herbe sèche et jaune.
Le minaret d'Akhalsikhe

Akhalsikhe

Les montagnes sans végétation et la couleur du ciel me rappellent le désert du Maroc, en moins habité. Notre moustachu et allègre chauffeur de marchroutka nous dépose chez une de ses connaissances, Thomas, qui vit sur une fermette avec sa femme Tina et deux beaux chiens blancs. Comme d'habitude quand on arrive chez de nouveaux hôtes, c'est l'après-midi, il faut boire le café turc bien amer et "manger un petit quelque chose". Tina sort les petites crêpes et la confiture de pêche (je n'ai plus besoin d'ajouter que tout est fait maison, à partir des produits qu'ils tirent eux-mêmes de la terre, avec l'aide du soleil présent 300 jours par an) pendant qu'on discute un peu avec Thomas sur le bord du poêle à bois, dans la salle commune.
Puis, on part en visite aux grottes de Vardzia, à pied. Il s'agit en fait d'une ancienne forteresse construite à flanc de montagne, dans la pierre, et qu'un tremblement de terre a dénudé de telle sorte qu'on peut apercevoir, à même la falaise, les anciennes salles sculptées dans la pierre.




Et c'est le lendemain, après une agréable soirée suivant le thème habituel des délicieuses et trop copieuses préparations maison, du vin blanc et des discussions en russe près d'un poêle,

Tina et Julien, le soir

Le fameux "khachapuri"
et après avoir visité la ferme et fait le tour des installations dont s'occupent nos hôtes,



que nous sommes partis dans la montagne, à Tmogvi, où "survint une avarie".

Nous étions au bout de notre ascension, presque aux ruines de la forteresse de pierre qui s'élève au sommet, quand Julien, aux prises avec un sentier étroit et escarpé, saute et se casse la cheville.

Avant l'événement

Sourire plein de courage après l'événenement
 Il fallu rebrousser chemin, et, vu l'impossibilité de descendre côte à côte à cause de la difficulté du chemin, il fallu que Julien descende en araignée, la jambe en l'air, puis en marchant sur son pied jusqu'à la première ferme rencontrée.

Nous sommes accueillis, bien sûr, avec beaucoup de gentillesse chez les fermiers où nous allons demander de l'aide. On nous assoit près du poêle, on nous offre du thé et des pommes. Le "vieux" de la famille s'assoit avec nous et nous entretient pendant que la maîtresse de maison fait un bandage à la cheville de Julien, avec du sel et un tissu imbibé de liqueur forte aux fruits. Le mari de cette femme revient au bout d'un moment de son travail et nous ramène chez nos hôtes en voiture. Quelques heures plus tard, la marchroutka repasse. On repart vers Gori, puis Tbilissi, puis Moscou...
Et nous voilà de retour, "à la maison". Moscou, les cours, le travail, la langue russe comme langue d'étude. Moscou, c'est le vrai défi.

On s'en reparle bientôt !

Élise