dimanche 29 janvier 2012

Moscou Moscou Moscou Moscou Moscou Moscou

J'étais à 16 000 lieues du lieu de ma naissance
J'étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers 
et des sept gares
...
Le Kremlin était comme un immense gâteau tatare
Croustillé d'or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches
Et l'or mielleux des cloches...
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode
J'avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s'envolaient 
sur la place
Et mes mains s'envolaient aussi, avec des bruissements
d'albatros
Et ceci, c'était les dernières réminiscences du dernier
jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.


Encore une fois Blaise Cendrars, La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France


Il me semble que c'est d'abord à travers des mots, à travers un poème, par l'imaginaire, que j'entre en contact avec Moscou. Moscou, c'était d'abord... La pièce de Robert Lepage, La face cachée de la lune, et donc, la conquête de l'espace, et quelque chose de lié à la science et à la politique, et donc (pour moi!) quelque chose de lointain, de fade (un point sur la carte, que Julien disait). Puis le récit de voyage de Jacinthe, de Thomas, une petite carte postale et un message indéchiffrable. Puis, les Sadetsky —"Saviez-vous qu'il existe plus de 100 théâtres à Moscou ?". Puis évidemment, tout a changé et Moscou est devenue une fête, un monstre, un objectif, une station de métro, une rue, une chambre, un bar, un café, un musée, un lavoir, et tout ce qui fait d'elle une ville plus de 1 000 ans et de plus de 10 millions d'habitants.

Mais, au départ ou plutôt, au fond, je crois que c'est bien le mot, mon élément déclencheur. J'ai bien l'impression qu'à force de lire j'en suis venue (faut-il en être fière ? en être peu fière ? ou ne pas en faire une question de fierté ?) à ressentir plus fortement les choses à travers les mots que par toute autre voie. Attention! Je ne dis pas : ressentir les mots davantage que le "reste", mais : ressentir le "reste" par les mots, par leur impulsion, leur agencement, leur couleur... Par les mots des autres, des poètes, des non-poètes, et par mes propres mots, les histoires que je (me) raconte. Avant que je ne construise, avec Julien, mon enthousiasme, mon intérêt, ma Moscou imaginaire, Moscou n'existait pas pour moi. Maintenant, je me sens comme l'une des Trois Soeurs de Tchékov : "Vous venez de Moscou ? Comme c'est incroyable, Macha, entends-tu ? Cet homme vient de Moscou ! De Moscou, tu te rends compte ?".
On s'est répétés ça des mois durant. Vous avez vu, et entendu, vous-mêmes. Et la formule a fonctionné, un peu comme une incantation. Maintenant Moscou existe bel et bien, non seulement pour tout le monde mais... pour moi! Le mot c'est — mon icône, ma fenêtre.

(Comment qu'il disait, Jeanne, ton poète ? "Each kind of love / Or at least my kind of love / Must be an imaginary love / To start with".)

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Le jour du 14 juillet
Je reste dans mon lit douillet
La musique qui marche au pas
Cela ne me regarde pas

Georges Brassens, La mauvaise réputation


Moi je me disais la même chose, je me disais, comme Brassens, comme Vigneault :  "Brrr ! L'armée, c'est pas gai ! La musique militaire ? Sinistre !" Mais ici, en Russie, comment dire, c'est différent. D'abord, il n'y a pas que des trompettes : il y a des balalaïka. Il n'y a pas que des officiers en uniformes : il y a des danseurs déguisés en matelots, en Kazakhs, en Mongols, en Turcs. Ensuite, les chansons du Choeur de l'Armée rouge, c'est toutes les chansons populaires de la Russie, des chansons (des dizaines, et très jolies) que tous les Russes connaissent sur le bout de leurs doigts, qu'ils chantent avec un plaisir apparent, et tant de gaité, de vivacité ! Le choeur de l'Armée rouge, comme dire... c'est grandiose, entraînant, clinquant, gros et grand. Ça met le paquet, un peu comme le cirque, ou les feux d'artifice.  On nous apprend, à l'école, à dire et à sentir : "C'est kitsch". Mais quand j'ai vu cette dame, avec son châle, son chignon blanc, sa grosse poitrine, sa belle robe, dans la troisième rangée du parterre, visiblement (du balcon !) émue, et tellement gaie, emportée par le spectacle, qui chantait tous les airs, tapait des mains, dérangeait ses voisins, essuyait ses larmes, je n'ai pas eu le choix : j'étais contente pour elle. Plus que contente pour elle : j'étais charmée, j'étais comme elle, et je voulais faire partie du groupe, taper des mains, et danser. Le Choeur de l'Armée rouge est devenu à mes yeux la représentation artistique de la culture populaire institutionnalisée, de la culture officielle —braconnée par l'esprit populaire. Une tradition vivante, qui fait plaisir à voir. M'en détacher, ce ne serait pas, ici, afficher mon dégoût du monde militaire. Ce serait, bien plus, fermer mon coeur à l'enthousiasme partagé, à l'amour des chansons que tout le monde connait, et qu'on peut chanter ensemble.

Élise

mardi 24 janvier 2012


Moscou, 2012. Nous sommes partis de Québec lourds de bagages mais le cœur léger, impatients mais paisibles, comme deux toiles blanches dans l’attente d’une peinture. À l’aéroport, l’avion nous ouvre grand ses ailes : Montréal, Bruxelles, bientôt la Russie… Les frontières, invisibles, défilent en dessous de nous tels les tracés d’un globe terrestre sous le doigt. À dix mille mètres d’altitude, loin de la terre et des hommes, nous ne voyons des villes que les lumières diffuses  — ce sont des constellations dans le lointain. De cette hauteur où nous sommes assis, voyager est encore impossible : nous nous déplaçons, simplement. Nous nous déplaçons, à des années-lumière de la terre, à travers des pays où nous ne rencontrons que la froidure de l’air et la présence fantomatique des nuages.

Il nous semble alors que le déplacement est l’inverse du voyage, ou plutôt son omission : il joint deux points qui dans l’espace sont séparés, sans considération pour l’étendue qui les unit. Il est un trajet, une course, un mouvement, et en même temps leur négation. De l’autre côté du hublot se dessine un portrait minuscule, à peine perceptible, des contrées lointaines au-dessus desquelles nous nous déplaçons. Le voyage, quant à lui (celui que nous espérons vivre et partager avec vous), loge au plus près de la terre et des hommes. Il est la pleine affirmation du mouvement — sa maturation, sa fixation dans la chair. C’est une proximité, mais qui procède, singulièrement, de la distance qui fonde le voyage. Nous pensons, en bons russophiles, que sa logique s’apparente à celle de la perspective inversée (un élément caractéristique des icônes, ces images religieuses de la tradition orthodoxe) : sur le tableau, ce sont paradoxalement les objets éloignés de l’observateur qui vont s’élargissant. On dit ainsi que l’icône est une fenêtre ouverte sur l’éternité, c’est-à-dire sur le monde céleste, dont la constitution est profondément étrangère au monde terrestre en même temps qu'accessible à celui qui la contemple.

Quittant maintenant ces considération métaphysiques, nous ne vous demandons pas, à la lecture de nos impressions, d’embrasser votre écran ni de l’entourer de fleurs fraîches (même si… vous pouvez !). Simplement, il nous semble que c’est précisément (ou plutôt, disons, que c’est métaphoriquement) la manière dont fonctionne ce petit blogue : plutôt que la peinture d’un monde divin, il s’agit une fenêtre ouverte sur un autre monde, qui est le nôtre. C’est une fenêtre ouverte sur des visages lointains et, à la fois, très proches. C’est une fenêtre qui s’ouvre vers  nous, mais qui, en même temps, est orientée… vers vous.

 Julien et Élise