Le carré rouge, symbole du mouvement québécois de contestation étudiante, se rend jusque sur la Place rouge, à Moscou !
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C’est dans la ville de Moscou que l’on retrouve la plus grande
concentration de millionnaires (souvent milliardaires, comme on le dit par
exemple du président Vladimir Poutine) au monde. On vous a parlé déjà des
petits pots de beurre d’amande à 35$, qui sont l’un des effets collatéraux les
plus innocents de cet état de fait. Il y a donc beaucoup de super-riches à
Moscou, et l’on sait que plusieurs d’entre eux se sont
enrichis à la chute de l’URSS, lors de ce qu’on appelle le « hold-up du
siècle », alors que ces oligarques ont racheté en quantité massive les
actions des grande compagnies, alors nationales, pour en privatiser les
profits. Poutine en a mis plusieurs en prison (car même leurs actions officielles
se trouvent en marge de la légalité) en aurait (à ce qu'on raconte) « éliminé » plusieurs,
et en laisserait plusieurs autres contrôler le pays avec lui, pour des raisons
obscures au commun des mortels… L’une des Québécoises qui étudie comme nous à
RGGU (Rassiski Gassoudarscki Goumanitarni
Ouniversitiet, pour vous donner une idée de la raison pour laquelle on
préfère dire : « RGGU ») a été embauchée par la compagnie Native Speakers, qui emploie des expats pour enseigner leur langue
maternelle à leurs clients russes. Stéphanie s’est alors trouvée à travailler pour
l’un de ces milliardaires moscovites, le 288e homme le plus riche de
la planète. Elle enseigne le français à ses deux filles, qui trouvent du temps
pour notre langue en dehors de leurs autres cours du soir, cours d’anglais, de
ballet, d’équitation, de tennis, de musique, d’espagnol, de mandarin, et leurs
voyages à Bali. Lorsqu’elle veut convenir de l’horaire de cours de la semaine,
elle téléphone au secrétaire de la famille. Lorsqu’elle veut pénétrer dans
l’appartement moscovite de ces bonnes gens, elle se fait accompagner par un
gardien, qui monte avec elle dans l’ascenseur pour la bonne raison que le 10e
étage de l’immeuble (occupé entièrement par l’employeur de Stéphanie)
n’est pas accessible par l’ascenseur en appuyant simplement sur le bouton
« 10 ». Il faut employer une clé spéciale, connaître un code. Les
deux petites filles l’attendent à l’abri, tout en haut.
Sinon, le salaire moyen à Moscou se situe entre 15 000 $ et 20 000 $
par an, pour une ville considérée comme l’une des plus chères du monde. Les
professeurs d’université, par exemple, gagnent l’équivalent d’environ 12 000 $
par an, soit à peu près le prix de location d’un petit studio ordinaire pendant
la même période.
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Sergueï l’autre jour nous a raconté l’histoire de son voisin,
propriétaire d’une datcha et d’une petite ferme dans l’actuelle banlieue de Moscou.
Il y a, je ne sais pas, dix ans peut-être, ce fermier russe habitait à la
campagne. Mais « l’avenir » n’attend pas la mort des gens pour
changer leur vie. On lui offre un montant pour sa terre. À perte de vue, ce
sera d’immenses immeubles à logement, leurs petites fenêtres, leurs petits
climatiseurs, leurs longues ombres carrées. Partez, partez, c’est fini, de
toutes façons, acceptez l’argent. « Niet », qu’il répond. Pas moyen
que je crève ailleurs qu’ici. « Ladna ! », qu’ils ont répondu
(« Soit ! »). Et ils ont construit autour des vingtaines, des
trentaines, des centaines d’immeubles rectangulaires, vingt étages chacun, des
prismes rectangulaires, des legos
gris, avec des stationnements autour : asphalte et béton. Il vit là,
Sergueï, comme si ce n’était rien, sans se plaindre. Il s’est acheté des
rideaux à motifs colorés, et ils restent tirés. Parfois, il les ouvre, et
parfois, devant chez lui, passe un cheval, ou une chèvre égarée, qui fait
l’effet d’un éléphant qui s’est enfui du zoo et qui erre bizarrement dans la
ville. Sauf qu’elle est chez elle, cette chèvre !
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Étrange sensation, celle des grandes villes, où la vue de masses
d’humains qui se déplacent appelle presque systématiquement les métaphores
animales. Nous sommes comme des termites, des fourmis dans leurs tunnels,
qui avancent vite dans des couloirs étroits, et sombres. L’extrême sensibilité
spatiale des citadins évoque quant à elle pour moi celle des poissons qui
nagent en banc, à quelques millimètres les uns des autres, et qui ne se
heurtent, ni ne se touchent, jamais. On est tout près, tout près, on dévie d’un
centimètre, hop ! le voisin modifie aussi sa trajectoire, comme
instinctivement, sans même regarder. Quel sens on peut bien avoir perdu, pour
avoir gagné celui-là ?
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Dans mon manuel d’apprentissage du russe, il y a le portrait d’un
paysan moldave. On y raconte combien il fait soleil chez lui, quelles sortes de
fruits poussent sur sa terre, à quelle heure il se lève pour prendre soin des
animaux, ce qu’il mange au déjeuner, combien il a d’enfants qui travaillent
avec lui. Et moi je pense : « Magnifique ! Des fruits, du
soleil, du silence : c’est ça le bonheur ! C’est ça la vraie
vie ! » Mais je rencontre, par exemple, l’ami d’un ami, Micha, qui
est Ouzbek. Il y en a, du soleil, des fruits et du silence en Ouzbékistan, et
je lui dit : « Pourquoi tu es venu à Moscou ? », il me
dit : « Pour faire du cinéma. » « C’est ici que tu veux
vivre ? » « Ici ! » qu’il dit en me regardant comme si
c’était l’évidence même. Mais pas seulement le cinéma, pas seulement l’art :
même une job de balayeur de rues, de pelleteur de trottoirs, de pitcheur de sel
sur les escaliers glacés (à la mitaine !), de surveillant de métro (de
« poinçonneur des lilas ! »), même ces jobs-là, elles font
quitter le soleil, les fruits et le silence de la Moldavie, de la Géorgie, de
l’Arménie, du Caucase pour les sous-terrains moscovites (car ce n’est pas sur
la place Rouge ni sur les berges de la Moskova qu’ils vivent, ces gens). Qu’est-ce
qui s’est passé ?
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Un dernier mot, moins sombre celui-là (mais il faut bien passer par là
quelques fois !) à propos du printemps : je fais ma petite
Jean-Jacques Rousseau, ma petite Lev Tolstoï, et je m’émerveille devant la
fameuse nature (« Vous dites que ce thème est passé de mode, que Pouchkine
et Hugo ne sont que des radoteurs sentimentaux ? » disait (à peu
près) Marina Tsvétaïéva. « Alors l’océan est passée de mode ? Et
l’arbre, et l’oiseau, et l’amour ? »).
J’ai entendu, bien sûr, parler de votre splendide printemps précoce, et
je me réjouis pour vous. Ici nous avons eue plusieurs petites tempêtes de neige
encore cette semaine, car personne ici (sauf nous) ne fête la St-Patrick. Mais
le soleil est plus fort, plus haut, les longs glaçons tombent partout sur le
trottoir en éclatant joliment, il y a du gazon (vert !) qui ressort par
endroit (du moins avant la tempête d’hier), le Carême (rappelé dans tous les
menus des restaurants) est déjà au moins à moitié passé, et le soleil se couche
déjà vers 20 heures. Hauts les cœurs !
L’autre jour, en sortant du Musée Pouchkine (qui n’a rien à voir avec
Pouchkine), j’avais les yeux encore au mode contemplatif, après la journée
passer à regarder, regarder, regarder (intransitivement, qu’ils disent les
esthéticiens). Et, donc, en sortant du musée, j’ai vu les bulbes dorés d’une
église orthodoxe briller sous le soleil, une chienne, ses mamelles gorgées de
lait, zigzaguer entre les voitures, et des oiseaux noirs qui s’élançaient dans
l’air froid comme dans un immense bain d’eau glacée. Le printemps est là, le
passe-muraille-de-béton !