lundi 24 février 2014

"Avoir la couenne dure et être à fleur de peau" - Intermède

Dans Le Devoir du samedi 22 février, il y a une critique du livre de Nicolas Lévesque et Catherine Mavrikakis intitulé "Ce que dit l'écorce". Il s'agit d'un essai à quatre mains qui apparemment aborde le rapport aux autres, ce qui relie la bulle du moi avec "le monde" plus ou moins extérieur, plus ou moins carnassier. La peau est donc l'image de cette paroi poreuse, mais essentielle, qui nous relie aux autres par petits interstices, nous protège aussi.
Je n'ai pas lu l'essai, mais l'ami Christian note dans sa critique une phrase qui me fait de l'effet, l'effet après lequel courent beaucoup de littéraires je crois, et qui est le sentiment d'être compris, d'être confirmé dans sa représentation du monde par les mots, bien choisis, bien alignés et, justement, trouvés hors de soi, les mots d'un (bon) écrivain qui résument notre expérience, nous forcent à l'admettre et nous permettent de la partager : "Le défi ultime consiste à apprendre à concilier ces deux exigences: avoir la couenne dure et être à fleur de peau." Comme les Géorgiens (et les apprentis passeurs de rites), je pourrais lancer un puissant : "HO!" pour signifier mon accord (géniale formule qui résume en un son toute la gamme des : oui, je suis d'accord, j'ai compris, j'écoute, je me représente la situation, en plus d'être agréable à prononcer et de permettre une saine et profonde expiration). Si Jakobson suivait mon blog, il pourrait sans doute nous indiquer à laquelle des fonctions de son schéma il faut associer le "HO !" mais, vu son absence, je me risquerais à dire, et les linguistes me corrigeront : fonction phatico-poético-expressive...
Bref, c'est ça. À bien y penser, il me semble que c'est ça, que c'est à ça qu'il faut tendre. D'abord, avoir la couenne dure. S'il y a une chose que la Russie m'a permis de comprendre avec limpidité, c'est qu'il est bon de s'endurcir la couenne. Les Russes sont tough, dans tous les sens du terme, je me permets de le dire. Tough, aux sens de robustes, vigoureux, acharnés, expérimentés, endurants. Aux sens de difficiles, sévères, pénibles aussi. Et c'est un des grands traits qui nous distinguent, profondément. Car les Québécois, en tant que peuple, sont pas mal chochottes, si je peux me permettre. Moi incluse, au premier rang, d'ailleurs. Ç'en est même parfois drôle, avec le recul. On s'imagine toujours que les gens vont nous plaindre, au moindre incident. Quand survient une avarie (ils disent ça de même, en russe, et pourquoi pas en français aussi!), on se fait un plaisir de la raconter, dans les détails, avec le plus de jus possible, pour se plaindre et pour en rire, mais surtout parce qu'on considère ces événements comme des bouleversements dignes d'être mentionnés. Advenant le cas, par exemple, où on resterait prisonnier d'un ascenseur durant une petite heure dans une résidence universitaire considérablement déglinguée. Comment le Québécois moyen réagit-il ? Il prend des photos, exagère la situation (souvent pour la tourner en dérision par la suite, mais ça c'est quelque chose, comme un mécanisme d'ajustement secondaire, je crois), raconte l'anecdote sur son blog de voyage, raconte l'anecdote à ses compatriotes étudiants, prend plaisir à affirmer qu'il est "déjà resté pogné dans cet ascenseur-là" à tous les nouveaux qui font des remarques sur son aspect peu invitant.
Lorsque la porte de l'ascenseur s'est ouverte, honnêtement, (parce que oui, à vos frissons! C'est vraiment arrivé!) on s'attendait à quelque chose comme une escouade d'ambulanciers, un comité d'accueil, des couvertures chauffantes pour traiter l'état de choc, une vodka, je sais pas, quelque chose pour souligner le martyre, l'épreuve, le désagrément traversé avec (trouvions nous) courage et stoïcisme (vu LES CIRCONSTANCES ! quand même !). Non, personne. La babouchka du premier étage n'avait pas bougé ses fesses du vieux divan en cuir brun de l'entrée et regardait toujours son sitcom russe à volume élevé. C'est tous seuls, comme des grands qu'on a remonté l'escalier en "se remettant de notre aventure" et, croyez-le ou non, on a senti le besoin de spécifier à la dame qui descendait l'escalier que, au cas où elle se le demanderait, c'était NOUS qui étions restés pris dans l'ascenseur (pour éviter qu'elle s'inquiète, j'imagine). Et elle nous a répondu : "Ah. Bon. Et maintenant, tout est normal ?" C'est tout.
Admettons, encore une fois, que quelqu'un se casse la cheville en descendant une pente abrupte, en pleine montagne. Plâtré jusqu'au genou, il sort péniblement de sa chambre de résidence, empêtré dans ses béquilles. Première rencontre avec les nouvelles voisines d'en face, deux russo-allemandes fraîchement débarquées. "Je me suis cassé la cheville!", explique le jeune Québécois, sûr de son effet, tenant le sujet de conversation idéal (les avaries!). Réponse: "Ah! Bon. Ben, tu vas survivre." C'est tout.
Admettons, encore, qu'il fasse froid. Les Russes ne pratiquent pas la météo comme sport national. Il fait froid, ils ont froid, point barre. Ils ne rajoutent pas cinquante mille facteurs aggravant pour atteindre des chiffres plus impressionnants dans le négatif ("au milieu du fleuve en plein vent la nuit pas de tuque, il a fait moins 60 hier !!!") et ils n'ont pas de très bonnes bottes. Ils ont juste froid, mais c'est normal, et ils n'en parlent pas.
Admettons que des circonstances, quotidiennes ou extraordinaires, les amènent à s'éloigner pendant plus de 6 heures de leur frigo. Ils ne s'amènent pas de barre tendre, de pomme, de petites collations au cas, de bouteille d'eau, de boîte à lunch avec un IcePak par compartiment. Il se peut qu'ils aient faim. Ils mangeront plus tard. C'est tout.
Et ils endurent tout: l'inconfort, les portes qui grincent, qui claquent, le tapis humide qui pue, les trottoirs glacés, les flaques éternelles, les machines distributrices hors d'usage, les portes de four pas de poignée, 290 jours de ciel gris en ligne, la foule, la file interminable, l'absence du professeur, le changement d'horaire, le changement de local, la rupture de stock, les pièces mal chauffées, les pièces surchauffées, le métro à 110 décibels, les trous dans le trottoir, les tourniquets qui coincent, les surveillants au regard torve, les petits pains mous fourrés aux patates grises, les légumes pourris dans les étalages d'épicerie, les éternels détours, portes barrées, imprimantes pas de papier, and so on. Assez pour faire jaser un Québécois jusqu'à la fin des temps. Assez pour qu'on trouve notre vie difficile, assez pour se plaindre, pour soupirer, pour utiliser des mots comme "l'enfer". "C'est l'enfer! C'est insupportable!"  Leur enfer à eux (et à d'autres), c'est la guerre civile, l'exil forcé, la famine, 26 millions de morts en 3 ans. Mais ça, c'est un autre sujet.
J'admire chez les Russes cette endurance, cette indifférence aux petits désagréments de la vie quotidienne (dont ils sont en grande partie tous responsables, mais continuons pour le moment dans la louange), cette résistance aux besoins physiques et matériels, et la vigueur qu'ils ont, malgré tout, le cran, l'énergie. Leurs préoccupations morales, intellectuelles, esthétiques, qui dominent à travers tout ça, comme pour faire mentir Maslow. Je me rappelle ce que me racontait mon amie Nina, qui avait participé à un stage de formation d'acteurs avec une metteure en scène russe elle-même formée par Meyerhold. Du matin au soir, ils répétaient, répétaient, travaillaient, et pour se rendre jusqu'au soir, que du thé noir et des petits biscuits secs. Mais on ne pense pas à ça, quand on travaille sérieusement. Comme Marina Tsvétaïéva, comme bien d'autres, qui traduit Pouchkine et écrit de la poésie alors qu'elle n'a rien à manger, que sa maison n'est pas chauffée. Comme leurs messes, aussi. 2 heures debout, pas de bancs dans leurs églises, à se faire sermonner en slavon d'église, une langue que personne ne comprend. Mais on ne se plaint pas, quand on croit. Nous, on ne croit pas. Et on chiale. Je dis ça gentiment, je vous jure.
Donc, voilà. Au début, je me révoltais contre cet endurcissement forcé de la couenne qu'il me fallait subir en Russie. Et je trouvais aussi qu'en soi, s'endurcir la couenne n'était pas un objectif bien glorieux. Je me disais que s'endurcir, c'était se rendre indifférent, c'était se fermer, c'était, comme on dit chez nous, se créer une carapace. On ne voyage pas pour se former un exosquelette, pour abaisser notre degré de porosité à l'extérieur. Au contraire ! Je me disais ça. Je me disais qu'elle est triste, leur carapace, que c'est une cicatrice, en fait, et qu'elle défigure leur humanité.
Mais, comme toute surface lisse et non-poreuse, cette carapace leur donne de l'impulsion. Elle leur permet de glisser sur la surface rugueuse des jours et des mois, et de ne pas rester pris à chaque instant dans chaque instant, dans chaque accroc, dans chaque épine. Elle leur permet surtout de s'élever, en tant que nation, au-dessus des contrariétés constantes et des empêchements éternels au confort et à la "belle vie", et de faire des coups d'éclats à la russe, en art, en musique, en science, en littérature, en révolution socio-économique et en folie meurtrière. Ce sont des anti-jouisseurs, des anti-épicuriens, des anti-dolce vita, des gens entiers, obstinés, excessifs, durs, orgueilleux, créatifs, cérébraux et romantiques. Ouais. Si on me le demandait, je dirais ça, des Russes.
Donc admettons, admettons qu'en les fréquentant, j'admette (moi aussi) la nécessité et la beauté de la couenne dure. Je regrette quand même l' à fleur de peau. On a chacun notre degré de tolérance. Les personnages de Réjean Ducharme, eux, frôlent le zéro en ce domaine. Tout les atteint, tout les massacre, ils voient toute la beauté et toute la misère qu'il y a en eux et autour, et ça les tue. Moi, les rues de Montréal et de Québec ne me font pas cet effet-là. Mais Moscou ! Moscou demande plus de couenne. Mais si c'est au prix de la douceur, du silence, de l'ouverture naïve et spontanée ? S'il faut s'endurcir la couenne pour se fondre dans cette société-là, comprendre cette société-là, comment faire pour garder la bonté et l'ouverture qui nous permettrait de l'aimer ?
J'en suis là.



1 commentaire:

  1. J'honore tes questionnements, toi, belle étoile lumineuse dans ce grand jeu cosmique,…
    HO
    Claudia

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