Il y a deux ans, à peu près à cette époque de l'année, j'étais assise dans un fauteuil très semblable à celui où je me repose à cette minute en vous écrivant, installée dans une chambre très semblable à celle où mon fauteuil prend place, deux étages plus bas, dans un immeuble en tout point identique à celui où j'habite (peut-être, à l'époque, un peu moins défraîchi. Quoique...).
Notre compatriote québécois Maxime nous avait proposé, avant son départ, de nous interviewer un à un sur le sujet de notre séjour à Moscou. Il voulait faire un mini-documentaire sur l'échange Moscou-Québec au profit des futurs participants, et je ne sais pas d'ailleurs si le projet a vu le jour. Je l'espère. Mais si aujourd'hui je me rappelle Maxime et son interview, c'est parce qu'il m'a permis de me rendre compte, aujourd'hui même, qu'à travers les jugements, les observations, les analyses, les préjugés, les découvertes, les inconforts, les coups de coeur et les coup de gueules avec lesquels je me suis débattue au cours de mes 14 mois de vie en Russie en deux ans, il y a une constante. Une évidence qui m'était apparue quand Maxime m'avait, en avril 2012, posé la question: "Quelle est ton impression par rapport à la Russie ?". Hum ! ... La profondeur.
Comment l'expliquer ? La profondeur des êtres, de la langue, de l'histoire, de la culture, de l'expérience, du choc aussi, peut-être de la prise de conscience.
La rivalité russo-occidentale, si effrayante et pénible qu'elle soit, surtout (?) ces temps-ci, apporte son lot de remarques pertinentes sur l'humanité.
Les Russes se plaisent à dire, c'est presque un cliché ici, que les Occidentaux sont polis et superficiels, alors que les Russes sont authentiques et profonds. Ce n'est pas faux, il me semble. Ils la ramènent souvent quand on les critique à propos de leur côté parfois revêche, de leur "problème" avec le sourire (pour ne pas dire, en bon Québécois, leur air bête). "Ah, oui, le sourire automatique, frivole des Occidentaux. Non, nous, nous sommes honnêtes, francs. On ne sourit pas comme ça, sans raison." La superficialité occidentale, c'est donc, si on veut leur renvoyer la monnaie de leur pièce, aussi pas mal de gaieté et d'ouverture, alors que l'authenticité et la profondeur russe peuvent être interprétées comme de jolis prétextes pour être de mauvaise humeur impunément, et pour entretenir une certaine méfiance envers les inconnus.
Ces remarques sur la supposée "nature" des peuples peuvent bien sûr être transformées en insultes et en promotion de notre propre culture en moins de deux ! De quelque "côté" qu'on soit. (Étrange, d'ailleurs, qu'on divise comme ça le monde en "côtés"). On dépasse rarement ce stade (dans les journaux les plus "sérieux", d'ailleurs). N'empêche, il y a, comme on dit, "un fond de vérité" là-dedans (si elle n'est pas cachée dans l'opinion, où est donc la vérité ?).
Les Russes, donc, sont profonds.
Exemple.
Le mercredi soir j'enseigne le français à un groupe de six étudiantes russes, ici, à notre université d'accueil. Avant chaque séance, je dois aller chercher la clé du local à un petit poste de "dispatch" (comme ils disent en russe, comme quoi on n'est pas les seuls à être menacés par l'hégémonie de la langue anglaise). La maîtresse des clés fait partie de la classe dominante de la société russe, c'est-à-dire des "babouchkas", ces dames d'un certain âge, souvent assez avancé, coiffées le plus souvent d'un chignon bien roulé et d'une frange bien crêpée, aux grands châles, au fard à paupière surprenant et aux remarques assassines (il y en a des gentilles, aussi). Elles occupent tous les postes de garde-robe, caissière de musée, de théâtre, de supermarché, de préposée au kiosque d'information, de surveillance des salles de musée, et on les retrouve aussi très souvent dans l'administration. Leur mine sévère révèle souvent une gentillesse étonnante, tout comme leurs sempiternels conseils, avertissements et mises en garde ne sont souvent pas plus effrayants que les douces remontrances d'une affectueuse grand-mère. Malgré leur tendance à éveiller en nous un sourd désir de rébellion, elle semble tenir le pays sur leurs épaules rondes et fatiguées.
Donc, la dispatcheuse, derrière son comptoir, doit à chaque mercredi soir me donner la clé du local où j'enseigne et me faire répéter mon nom quelques fois, puis l'épeler. Ce soir, alors qu'elle recopiait la translittération cyrillique de mes deux noms de famille dans son grand livre à la couverture de cuir, mon regard fut attiré par un élément nouveau sur le comptoir, d'ordinaire si lisse et sans intérêt. Un bibelot. Un bibelot jaune et bleu en plastique, présentant la forme de deux dauphins s'amusant dans une vague, leurs nez se touchant et leurs corps créant la forme d'une courbe sinueuse, comme on en voit au centre des symboles de yin yang. Le bibelot était rempli d'un liquide transparent et visqueux et de petites bulles de liquide jaune, amassées au fond. J'ai dit "А что это такое ?" ("Et quessé ça ?)
La dispatcheuse a immédiatement relevé le nez de son grand livre, avec l'air d'avoir attendu toute la journée qu'on lui pose la question. "Ah ! C'est spécial, hein ? Je vous explique. En fait, mieux, je vous montre. Regardez ça." Elle s'est même levée de sa chaise pour prendre le bibelot et s'approcher de moi, pour que je vois mieux, que j'assiste au tour de magie. "Je le tourne à l'envers, et voilà!" En effet, les petites bulles jaunes remontent une à une, à la queue leu-leu, la courbe sinueuse, en passant par le point central où se rejoignent les nez des dauphins, pour s'amasser à l'autre extrémité. Le tout lentement, harmonieusement, de manière égale et mesurée. "Ça détend, hein ? C'est fait pour se détendre. On regarde ça et ça apaise. (Pause, on regarde toutes les deux les bulles jaunes faire leur ascension cordée.) Même que ça va encore trop vite, je trouve. Ça pourrait être plus lent", dit-elle avec une pointe de dépit, en replaçant son bibelot. Je dis : "Да, уже слишком быстро !" (Oui, ça va déjà trop vite !). Elle me dit, contente que je m'accorde avec elle : "Ça nous enseigne plusieurs choses. D'abord, à ralentir, à apprécier le temps qui passe. Et quand on le retourne, ça va dans l'autre sens. Ça veut dire que rien n'est éternel, qu'on peut tout changer, remettre à sa place. Rien n'est immuable. (Elle a fait une pause, ici, avant d'ajouter) : sauf la mort."
Elle m'a fait un sourire, qui, suivant la logique russe, devait être sincère. Et elle m'a donné mes clés.
Notre compatriote québécois Maxime nous avait proposé, avant son départ, de nous interviewer un à un sur le sujet de notre séjour à Moscou. Il voulait faire un mini-documentaire sur l'échange Moscou-Québec au profit des futurs participants, et je ne sais pas d'ailleurs si le projet a vu le jour. Je l'espère. Mais si aujourd'hui je me rappelle Maxime et son interview, c'est parce qu'il m'a permis de me rendre compte, aujourd'hui même, qu'à travers les jugements, les observations, les analyses, les préjugés, les découvertes, les inconforts, les coups de coeur et les coup de gueules avec lesquels je me suis débattue au cours de mes 14 mois de vie en Russie en deux ans, il y a une constante. Une évidence qui m'était apparue quand Maxime m'avait, en avril 2012, posé la question: "Quelle est ton impression par rapport à la Russie ?". Hum ! ... La profondeur.
Comment l'expliquer ? La profondeur des êtres, de la langue, de l'histoire, de la culture, de l'expérience, du choc aussi, peut-être de la prise de conscience.
La rivalité russo-occidentale, si effrayante et pénible qu'elle soit, surtout (?) ces temps-ci, apporte son lot de remarques pertinentes sur l'humanité.
Les Russes se plaisent à dire, c'est presque un cliché ici, que les Occidentaux sont polis et superficiels, alors que les Russes sont authentiques et profonds. Ce n'est pas faux, il me semble. Ils la ramènent souvent quand on les critique à propos de leur côté parfois revêche, de leur "problème" avec le sourire (pour ne pas dire, en bon Québécois, leur air bête). "Ah, oui, le sourire automatique, frivole des Occidentaux. Non, nous, nous sommes honnêtes, francs. On ne sourit pas comme ça, sans raison." La superficialité occidentale, c'est donc, si on veut leur renvoyer la monnaie de leur pièce, aussi pas mal de gaieté et d'ouverture, alors que l'authenticité et la profondeur russe peuvent être interprétées comme de jolis prétextes pour être de mauvaise humeur impunément, et pour entretenir une certaine méfiance envers les inconnus.
Ces remarques sur la supposée "nature" des peuples peuvent bien sûr être transformées en insultes et en promotion de notre propre culture en moins de deux ! De quelque "côté" qu'on soit. (Étrange, d'ailleurs, qu'on divise comme ça le monde en "côtés"). On dépasse rarement ce stade (dans les journaux les plus "sérieux", d'ailleurs). N'empêche, il y a, comme on dit, "un fond de vérité" là-dedans (si elle n'est pas cachée dans l'opinion, où est donc la vérité ?).
Les Russes, donc, sont profonds.
Exemple.
Le mercredi soir j'enseigne le français à un groupe de six étudiantes russes, ici, à notre université d'accueil. Avant chaque séance, je dois aller chercher la clé du local à un petit poste de "dispatch" (comme ils disent en russe, comme quoi on n'est pas les seuls à être menacés par l'hégémonie de la langue anglaise). La maîtresse des clés fait partie de la classe dominante de la société russe, c'est-à-dire des "babouchkas", ces dames d'un certain âge, souvent assez avancé, coiffées le plus souvent d'un chignon bien roulé et d'une frange bien crêpée, aux grands châles, au fard à paupière surprenant et aux remarques assassines (il y en a des gentilles, aussi). Elles occupent tous les postes de garde-robe, caissière de musée, de théâtre, de supermarché, de préposée au kiosque d'information, de surveillance des salles de musée, et on les retrouve aussi très souvent dans l'administration. Leur mine sévère révèle souvent une gentillesse étonnante, tout comme leurs sempiternels conseils, avertissements et mises en garde ne sont souvent pas plus effrayants que les douces remontrances d'une affectueuse grand-mère. Malgré leur tendance à éveiller en nous un sourd désir de rébellion, elle semble tenir le pays sur leurs épaules rondes et fatiguées.
Donc, la dispatcheuse, derrière son comptoir, doit à chaque mercredi soir me donner la clé du local où j'enseigne et me faire répéter mon nom quelques fois, puis l'épeler. Ce soir, alors qu'elle recopiait la translittération cyrillique de mes deux noms de famille dans son grand livre à la couverture de cuir, mon regard fut attiré par un élément nouveau sur le comptoir, d'ordinaire si lisse et sans intérêt. Un bibelot. Un bibelot jaune et bleu en plastique, présentant la forme de deux dauphins s'amusant dans une vague, leurs nez se touchant et leurs corps créant la forme d'une courbe sinueuse, comme on en voit au centre des symboles de yin yang. Le bibelot était rempli d'un liquide transparent et visqueux et de petites bulles de liquide jaune, amassées au fond. J'ai dit "А что это такое ?" ("Et quessé ça ?)
La dispatcheuse a immédiatement relevé le nez de son grand livre, avec l'air d'avoir attendu toute la journée qu'on lui pose la question. "Ah ! C'est spécial, hein ? Je vous explique. En fait, mieux, je vous montre. Regardez ça." Elle s'est même levée de sa chaise pour prendre le bibelot et s'approcher de moi, pour que je vois mieux, que j'assiste au tour de magie. "Je le tourne à l'envers, et voilà!" En effet, les petites bulles jaunes remontent une à une, à la queue leu-leu, la courbe sinueuse, en passant par le point central où se rejoignent les nez des dauphins, pour s'amasser à l'autre extrémité. Le tout lentement, harmonieusement, de manière égale et mesurée. "Ça détend, hein ? C'est fait pour se détendre. On regarde ça et ça apaise. (Pause, on regarde toutes les deux les bulles jaunes faire leur ascension cordée.) Même que ça va encore trop vite, je trouve. Ça pourrait être plus lent", dit-elle avec une pointe de dépit, en replaçant son bibelot. Je dis : "Да, уже слишком быстро !" (Oui, ça va déjà trop vite !). Elle me dit, contente que je m'accorde avec elle : "Ça nous enseigne plusieurs choses. D'abord, à ralentir, à apprécier le temps qui passe. Et quand on le retourne, ça va dans l'autre sens. Ça veut dire que rien n'est éternel, qu'on peut tout changer, remettre à sa place. Rien n'est immuable. (Elle a fait une pause, ici, avant d'ajouter) : sauf la mort."
Elle m'a fait un sourire, qui, suivant la logique russe, devait être sincère. Et elle m'a donné mes clés.
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