lundi 17 février 2014

Saqartvelo 1 - Svaneti

Grand Caucase, en route vers Ushgouli

Il y a deux ans le nom "Géorgie" évoquait pour moi (et encore, plutôt vaguement) un État américain à propos duquel, d'ailleurs, je ne connais strictement rien, et que j'aurais placé au Sud des États si on m'avait posé la question, mais sans grande certitude.
Aujourd'hui, 17 février 2014, je sais que la Géorgie (eux, ils appellent leur pays "Saqartvelo") est un pays à la culture millénaire, qui a non seulement des frontières politiques, mais une langue, plusieurs ethnies, un alphabet, un peuple étonnant. L'exil en Russie permet un décentrement qui redessine la carte du monde. Moscou, comme nouveau centre,  pointe vers des "ailleurs" qui ne sont pas les nôtres. La Géorgie en fait partie. Petit pays enclavé entre la mer Noire et la mer Caspienne, au point de jonction entre la Russie, la Turquie et l'Iran (des voisins qui ont tendance à forger le caractère d'un peuple et à développer sa résilience), à côté de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, dans les montagnes du Caucase.
Oh! que le monde est grand à la clarté des lampes, comme dirait Baudelaire (et il ajoute : "Aux yeux du souvenir, que le monde est petit !", mais je ne le suivrai pas dans cette direction). Il y a encore des peuples dont on soupçonne à peine l'existence. Vue de proche la Terre est vraiment très vaste, et plus je voyage, plus je m'étonne de sa diversité. Comme souvent, les connaissances acquises mettent en lumière la faramineuse ignorance qui leur est associée. On ne s'en sort pas.

Mestia

Je voudrais introduire mon sujet, comme il se doit quand on est en Russie, par une citation de Pouchkine. "Ne me chante pas, ma belle / Ces chants de la Géorgie, tristement / Ils me rappellent une autre vie, un rivage lointain."
Ce poème a été mis en musique par Rachmaninov, et je vous en propose l'interprétation du sympathique chanteur russe Piotr Nalitch :
http://www.youtube.com/watch?v=VqsmpCZaIvM
("Ne les chante pas, ma belle, ces chants de la Géorgie...")
Soit dit en passant, entre parenthèses, ce chanteur d'opéra fait également partie, "sur le side", d'une "communauté musicale" qui fait de la musique populaire, et notamment des chansons humoristiques en faux-mauvais-anglais telles que "Guitar" : http://www.youtube.com/watch?v=AOzkN8dHnjk. Je vous en conseille vivement l'écoute. Je referme la parenthèse sur Nalitch...

De retour à notre petite chambre moscovite après deux magnifiques semaines de voyage et, surtout, après une arrivée pour le moins éprouvante à Moscou, Julien s'est souvenu que Paata Chartolani, un de nos hôtes en Géorgie, (le voici, devant ses pommiers)
Paata Chartolani, un Svane, à Mestia

avait enregistré sur notre clé USB quelques chansons traditionnelles géorgiennes, des chansons omniprésentes qui ont chacune joué au moins une fois dans toutes les marchroutki que nous avons empruntées pour parcourir le pays.
(Une marchroutka, c'est un petit autobus, c'est le moyen de transport principal en Géorgie, et ça ressemble à ça.)



Comme pour Pouchkine après son exil dans le Caucase, les chansons géorgiennes que nous avons transportées en Russie nous ont rendu bizarrement et intensément mélancoliques, comme si c'était, comment dire, la voix enregistrée d'un vieil ami disparu, qui appartient à un monde révolu et idéalisé. Quel pays, à vous rendre nostalgique seulement trois jours après l'avoir quitté!

Balcon couvert à Tbilissi

Qu'y a-t-il donc en Géorgie ? Comme je l'ai rapidement mentionné, surtout beaucoup de montagnes. La chaîne de montagnes du Grand Caucase et celle du Bas Caucase sillonnent le pays, et il n'est pas un endroit en Géorgie où on n'aperçoit un sommet, une crête, un pic enneigé à l'horizon.

Région de Kutaisi


Région de Vardzia, à quelques kilomètres de la Turquie

Tmogvi, région de Vardzia

Je vais décrire dans le désordre.
Après quatre jours à Tbilissi, la belle capitale, on prend un train de nuit troisième classe pour Zugdidi, presque à l'autre bout du pays. On descend du train, il est 6h du matin, il fait nuit. Un petit homme ridé, en veste de cuir, vient à notre rencontre. "Mestia ? Paata Chartolani ?" C'est le chauffeur de la marchroutka qui nous mènera chez Paata, qui vous a déjà été présenté. Notre hôte à Tbilissi, Aleko, nous avait organisé une pension à Mestia, une petite ville, ou plutôt un village, perché dans les montagnes, dans la région de Svaneti. Svaneti, pour les Géorgiens, tient un peu le rôle d'une forteresse. Le village est tellement reculé, enfoncé dans les montagnes, qu'il leur a servi, lors des nombreuses invasions (perses, turques, russes, arabes, etc.) qu'ils ont subies, de refuge culturel. Là, on a envoyé les trésors de la Géorgie, les objets précieux, les icônes, pour les préserver de la destruction et du pillage. Auparavant pratiquement inaccessible, Mestia est maintenant reliée à Zugdidi par une route toute neuve, à flanc de montagne.
Notre chauffeur nous livre chez Paata vers midi. La neige, l'air froid, le ciel bleu foncé, presque mauve, le soleil aveuglant. Nous entrons chez Paata où, suivant l'habitude géorgienne, seules les pièces habitées en permanence sont chauffées. Les couloirs sont glaciaux, la salle à manger à peine tiède. On peut voir la buée créée par notre respiration. La salle à manger donne sur la salle commune de la famille, où un poêle à bois sert de cuisinière et de source de chauffage. La femme de Paata, très effacée, nous sert des "khachapuri" (tartes au fromage salé) avec du thé, des confitures, de la tchatcha (alcool fort à mi-chemin entre le cognac et la vodka). Ça restore. Le thé et les khachapuri fument sur la table, tout est frais, fait maison avec les produits de leur terre, avec le lait de leurs vaches, avec les fruits qu'ils ramassent l'été. C'est la cérémonie des toasts, Paata devient solennel. À nos parents (il verse de l'alcool sur le sol, pour ses parents décédés). À la paix ("On a eu assez de guerres. Assez."). Aux montagnes de Svaneti.

Le lendemain. Nous sommes en route avec Paata vers Ushgouli, le village habité à l'année situé le plus en altitude de toute l'Europe. La route est en partie fermée à cause des chutes de neige et des avalanches, mais nous avons décidé de faire cette partie du chemin (10 km aller-retour) à pied. Chansons svanes, villages à peine visibles au creux des vallées. Les tours svanes, en pierre, s'élèvent partout. C'est un vestige du temps des "vendettas", où chaque famille-clan construisait sa tour de protection pour pouvoir se défendre en cas d'attaque. Elles pullulent: les Svanes ont apparemment le sang chaud, assez pour s'assassiner entre voisins au moindre écart de conduite, à la moindre atteinte à l'honneur. Ces tours, bien sûr, étaient aussi un symbole de la prospérité de la famille, de son importance dans le village, et elles servaient le plus souvent à se défendre contre des envahisseurs venant de l'extérieur. Mais quand même...

Mestia et ses tours

Ushgouli

Après quelques oeufs durs mangés au soleil avec une salade de chou et noix (notre lunch préparé par notre hôtesse), on aborde la partie "randonnée" de notre journée. On passe près d'un village, Paata laisse tomber: "Ici, l'an dernier, 27 personnes sont mortes en une nuit, dans une avalanche. Le village est décimé. Regardez, on voit encore la trace de l'avalanche." On avance tranquillement dans la neige, dans une vallée tellement étroite par endroits qu'elle fait penser à une crevasse, en suivant la route. Le soleil est tellement chaud qu'il nous brûle le visage, la blancheur de la neige est aveuglante, l'ascension va bon train. À notre arrivée à l'entrée du village, des chiens de bergers nous "accueillent", en petite meute bien menaçante. Paata nous défend avec un barreau de clôture, levé bien haut, et des paroles susurrées aux chiens qui jappent, bavent, grognent, montrent les crocs. On passe...


Le village est habité mais ne donne aucun signe de vie. Il est à l'image des montagnes: fièrement dressé contre le ciel bleu, sauvage, hostile, magnifique.

Sur le chemin du retour, une fois la camionnette dégagée



et la nuit tombée, on rencontre deux hommes arrêtés sur la route à côté d'une voiture apparemment en panne. La voiture appartient à quelqu'un qui habite dans une autre vallée, les deux hommes devaient la ramener, elle est en panne, il fait -15 degrés... Paata ouvre le capot en grognant et semble visser et dévisser quelque chose pendant que l'autre "crinque" la voiture sur le devant avec une manivelle... Nous, on regarde le tout à la lumière des phares, comme au cinéma. Leur voiture repart, et nous aussi...

Le lendemain à Mestia on visite le musée d'un alpiniste svane célèbre, Khergiani. C'était, dans le temps, l'alpiniste numéro 1 de toute l'URSS. Il a fait un film avec Vissotsky et, pour ceux qui connaissent, les paroles de la chanson "Vers le sommet" composée par le célèbre barde sont dédiées à Khergiani ("Si tu veux savoir si l'ami / Est celui qu'il prétend vraiment / Et savoir s'il a dans le sang / Du courage ou du vent / Les montagnes sont là pour ça / Vers les cimes avec lui vas-y / Dans la même cordée, liés / Tu sauras qui il est"). Pour visiter le musée il faut se rendre au bout du village, par un petit sentier enneigé.


Il faut aussi appeler la femme qui s'occupe du musée, pour qu'elle vienne débarrer la porte... Cette femme, Nazo Khergiani, se trouve à être la soeur cadette du grand Khergiani. Elle aussi alpiniste et fière Svane, elle nous fait faire la visite du musée en russe, avec beaucoup de gentillesse, de patience, et avec un amour visible pour la mémoire de son frère.

En attendant l'arrivée de Nazo, nous sommes observés par les vaches qui ne dissimulent pas leur curiosité

Devant la statue de Khergiani

L'altitude, le soleil, la marche en montagne, le froid creusent l'appétit et font bien dormir. Julien et moi développons nos théories sur la longévité des habitants des montagnes. Khergiani, lui, est mort en pleine gloire, jeune, à flanc de falaise, en aidant un alpiniste moins expérimenté. Un héros.

Le lendemain, on avale à 6h du matin un bol de porridge au lait fumant, dans la salle à manger glacée. La marchroutka repart, et nous avec. 

Je vous raconte la suite du voyage bientôt....

xx Élise

2 commentaires:

  1. Très cool ce récit, les amis! et de biens jolis clichés

    RépondreSupprimer
  2. Ça donne le goût d'aller à la rencontre de ce peuple et de ce pays ! Merci pour ce petit tour guidé :)

    RépondreSupprimer