lundi 24 février 2014

"Avoir la couenne dure et être à fleur de peau" - Intermède

Dans Le Devoir du samedi 22 février, il y a une critique du livre de Nicolas Lévesque et Catherine Mavrikakis intitulé "Ce que dit l'écorce". Il s'agit d'un essai à quatre mains qui apparemment aborde le rapport aux autres, ce qui relie la bulle du moi avec "le monde" plus ou moins extérieur, plus ou moins carnassier. La peau est donc l'image de cette paroi poreuse, mais essentielle, qui nous relie aux autres par petits interstices, nous protège aussi.
Je n'ai pas lu l'essai, mais l'ami Christian note dans sa critique une phrase qui me fait de l'effet, l'effet après lequel courent beaucoup de littéraires je crois, et qui est le sentiment d'être compris, d'être confirmé dans sa représentation du monde par les mots, bien choisis, bien alignés et, justement, trouvés hors de soi, les mots d'un (bon) écrivain qui résument notre expérience, nous forcent à l'admettre et nous permettent de la partager : "Le défi ultime consiste à apprendre à concilier ces deux exigences: avoir la couenne dure et être à fleur de peau." Comme les Géorgiens (et les apprentis passeurs de rites), je pourrais lancer un puissant : "HO!" pour signifier mon accord (géniale formule qui résume en un son toute la gamme des : oui, je suis d'accord, j'ai compris, j'écoute, je me représente la situation, en plus d'être agréable à prononcer et de permettre une saine et profonde expiration). Si Jakobson suivait mon blog, il pourrait sans doute nous indiquer à laquelle des fonctions de son schéma il faut associer le "HO !" mais, vu son absence, je me risquerais à dire, et les linguistes me corrigeront : fonction phatico-poético-expressive...
Bref, c'est ça. À bien y penser, il me semble que c'est ça, que c'est à ça qu'il faut tendre. D'abord, avoir la couenne dure. S'il y a une chose que la Russie m'a permis de comprendre avec limpidité, c'est qu'il est bon de s'endurcir la couenne. Les Russes sont tough, dans tous les sens du terme, je me permets de le dire. Tough, aux sens de robustes, vigoureux, acharnés, expérimentés, endurants. Aux sens de difficiles, sévères, pénibles aussi. Et c'est un des grands traits qui nous distinguent, profondément. Car les Québécois, en tant que peuple, sont pas mal chochottes, si je peux me permettre. Moi incluse, au premier rang, d'ailleurs. Ç'en est même parfois drôle, avec le recul. On s'imagine toujours que les gens vont nous plaindre, au moindre incident. Quand survient une avarie (ils disent ça de même, en russe, et pourquoi pas en français aussi!), on se fait un plaisir de la raconter, dans les détails, avec le plus de jus possible, pour se plaindre et pour en rire, mais surtout parce qu'on considère ces événements comme des bouleversements dignes d'être mentionnés. Advenant le cas, par exemple, où on resterait prisonnier d'un ascenseur durant une petite heure dans une résidence universitaire considérablement déglinguée. Comment le Québécois moyen réagit-il ? Il prend des photos, exagère la situation (souvent pour la tourner en dérision par la suite, mais ça c'est quelque chose, comme un mécanisme d'ajustement secondaire, je crois), raconte l'anecdote sur son blog de voyage, raconte l'anecdote à ses compatriotes étudiants, prend plaisir à affirmer qu'il est "déjà resté pogné dans cet ascenseur-là" à tous les nouveaux qui font des remarques sur son aspect peu invitant.
Lorsque la porte de l'ascenseur s'est ouverte, honnêtement, (parce que oui, à vos frissons! C'est vraiment arrivé!) on s'attendait à quelque chose comme une escouade d'ambulanciers, un comité d'accueil, des couvertures chauffantes pour traiter l'état de choc, une vodka, je sais pas, quelque chose pour souligner le martyre, l'épreuve, le désagrément traversé avec (trouvions nous) courage et stoïcisme (vu LES CIRCONSTANCES ! quand même !). Non, personne. La babouchka du premier étage n'avait pas bougé ses fesses du vieux divan en cuir brun de l'entrée et regardait toujours son sitcom russe à volume élevé. C'est tous seuls, comme des grands qu'on a remonté l'escalier en "se remettant de notre aventure" et, croyez-le ou non, on a senti le besoin de spécifier à la dame qui descendait l'escalier que, au cas où elle se le demanderait, c'était NOUS qui étions restés pris dans l'ascenseur (pour éviter qu'elle s'inquiète, j'imagine). Et elle nous a répondu : "Ah. Bon. Et maintenant, tout est normal ?" C'est tout.
Admettons, encore une fois, que quelqu'un se casse la cheville en descendant une pente abrupte, en pleine montagne. Plâtré jusqu'au genou, il sort péniblement de sa chambre de résidence, empêtré dans ses béquilles. Première rencontre avec les nouvelles voisines d'en face, deux russo-allemandes fraîchement débarquées. "Je me suis cassé la cheville!", explique le jeune Québécois, sûr de son effet, tenant le sujet de conversation idéal (les avaries!). Réponse: "Ah! Bon. Ben, tu vas survivre." C'est tout.
Admettons, encore, qu'il fasse froid. Les Russes ne pratiquent pas la météo comme sport national. Il fait froid, ils ont froid, point barre. Ils ne rajoutent pas cinquante mille facteurs aggravant pour atteindre des chiffres plus impressionnants dans le négatif ("au milieu du fleuve en plein vent la nuit pas de tuque, il a fait moins 60 hier !!!") et ils n'ont pas de très bonnes bottes. Ils ont juste froid, mais c'est normal, et ils n'en parlent pas.
Admettons que des circonstances, quotidiennes ou extraordinaires, les amènent à s'éloigner pendant plus de 6 heures de leur frigo. Ils ne s'amènent pas de barre tendre, de pomme, de petites collations au cas, de bouteille d'eau, de boîte à lunch avec un IcePak par compartiment. Il se peut qu'ils aient faim. Ils mangeront plus tard. C'est tout.
Et ils endurent tout: l'inconfort, les portes qui grincent, qui claquent, le tapis humide qui pue, les trottoirs glacés, les flaques éternelles, les machines distributrices hors d'usage, les portes de four pas de poignée, 290 jours de ciel gris en ligne, la foule, la file interminable, l'absence du professeur, le changement d'horaire, le changement de local, la rupture de stock, les pièces mal chauffées, les pièces surchauffées, le métro à 110 décibels, les trous dans le trottoir, les tourniquets qui coincent, les surveillants au regard torve, les petits pains mous fourrés aux patates grises, les légumes pourris dans les étalages d'épicerie, les éternels détours, portes barrées, imprimantes pas de papier, and so on. Assez pour faire jaser un Québécois jusqu'à la fin des temps. Assez pour qu'on trouve notre vie difficile, assez pour se plaindre, pour soupirer, pour utiliser des mots comme "l'enfer". "C'est l'enfer! C'est insupportable!"  Leur enfer à eux (et à d'autres), c'est la guerre civile, l'exil forcé, la famine, 26 millions de morts en 3 ans. Mais ça, c'est un autre sujet.
J'admire chez les Russes cette endurance, cette indifférence aux petits désagréments de la vie quotidienne (dont ils sont en grande partie tous responsables, mais continuons pour le moment dans la louange), cette résistance aux besoins physiques et matériels, et la vigueur qu'ils ont, malgré tout, le cran, l'énergie. Leurs préoccupations morales, intellectuelles, esthétiques, qui dominent à travers tout ça, comme pour faire mentir Maslow. Je me rappelle ce que me racontait mon amie Nina, qui avait participé à un stage de formation d'acteurs avec une metteure en scène russe elle-même formée par Meyerhold. Du matin au soir, ils répétaient, répétaient, travaillaient, et pour se rendre jusqu'au soir, que du thé noir et des petits biscuits secs. Mais on ne pense pas à ça, quand on travaille sérieusement. Comme Marina Tsvétaïéva, comme bien d'autres, qui traduit Pouchkine et écrit de la poésie alors qu'elle n'a rien à manger, que sa maison n'est pas chauffée. Comme leurs messes, aussi. 2 heures debout, pas de bancs dans leurs églises, à se faire sermonner en slavon d'église, une langue que personne ne comprend. Mais on ne se plaint pas, quand on croit. Nous, on ne croit pas. Et on chiale. Je dis ça gentiment, je vous jure.
Donc, voilà. Au début, je me révoltais contre cet endurcissement forcé de la couenne qu'il me fallait subir en Russie. Et je trouvais aussi qu'en soi, s'endurcir la couenne n'était pas un objectif bien glorieux. Je me disais que s'endurcir, c'était se rendre indifférent, c'était se fermer, c'était, comme on dit chez nous, se créer une carapace. On ne voyage pas pour se former un exosquelette, pour abaisser notre degré de porosité à l'extérieur. Au contraire ! Je me disais ça. Je me disais qu'elle est triste, leur carapace, que c'est une cicatrice, en fait, et qu'elle défigure leur humanité.
Mais, comme toute surface lisse et non-poreuse, cette carapace leur donne de l'impulsion. Elle leur permet de glisser sur la surface rugueuse des jours et des mois, et de ne pas rester pris à chaque instant dans chaque instant, dans chaque accroc, dans chaque épine. Elle leur permet surtout de s'élever, en tant que nation, au-dessus des contrariétés constantes et des empêchements éternels au confort et à la "belle vie", et de faire des coups d'éclats à la russe, en art, en musique, en science, en littérature, en révolution socio-économique et en folie meurtrière. Ce sont des anti-jouisseurs, des anti-épicuriens, des anti-dolce vita, des gens entiers, obstinés, excessifs, durs, orgueilleux, créatifs, cérébraux et romantiques. Ouais. Si on me le demandait, je dirais ça, des Russes.
Donc admettons, admettons qu'en les fréquentant, j'admette (moi aussi) la nécessité et la beauté de la couenne dure. Je regrette quand même l' à fleur de peau. On a chacun notre degré de tolérance. Les personnages de Réjean Ducharme, eux, frôlent le zéro en ce domaine. Tout les atteint, tout les massacre, ils voient toute la beauté et toute la misère qu'il y a en eux et autour, et ça les tue. Moi, les rues de Montréal et de Québec ne me font pas cet effet-là. Mais Moscou ! Moscou demande plus de couenne. Mais si c'est au prix de la douceur, du silence, de l'ouverture naïve et spontanée ? S'il faut s'endurcir la couenne pour se fondre dans cette société-là, comprendre cette société-là, comment faire pour garder la bonté et l'ouverture qui nous permettrait de l'aimer ?
J'en suis là.



samedi 22 février 2014

Saqartvelo 2 - Tbilissi


La dernière fois, je pense que nous nous étions laissés à peu près ici,


dans les montagnes près de Mestia. Avant de nous rendre dans cette région reculée de la Géorgie, nous avions déjà passé cinq jours dans la capitale, la ville de Tbilissi. La capitale géorgienne est, selon ce que nous avons pu constater, la seule grande ville du pays. Elle compte 1,1 million d'habitants, sur 4,5 millions d'habitants au total en Géorgie. Malgré tout cela, il y a encore des poules qui se promènent librement dans des rues situées à peine à l'extérieur du centre-ville, et des feux de branches allumés un peu partout qui donnent une bonne odeur automno-champêtre à la ville.

Policiers se chauffant la couenne et voiture-café en fond
La "voiture-café" que je désigne dans la légende de la photo ci-dessus, c'est la camionnette aux portes arrières ouvertes qu'on aperçoit au fond. À Tbilissi, on en voit assez souvent. Quelqu'un s'achète une bonne machine à espresso, du lait, du sucre, installe le tout à l'arrière de sa voiture, va se stationner au centre-ville, ouvre sa valise de char et hop ! on fait concurrence à Starbucks sans payer de loyer !
C'est une ville qui évoque toutes sortes d'associations - Aix pour les platanes, le centre-ville piéton, l'hiver des pays du Sud ; Rome pour le voisinage des ruines avec des édifices à l'architecture ultramoderne ; Vientiane pour le calme, le charme désuet, l'esprit campagnard - mais en fait, Tbilissi me surprend énormément. Voilà un genre de ville que je n'avais jamais vu avant. Construite sur les deux côtés d'une vallée, autour de la rivière Mtkhvari, Tbilissi est mystérieuse, orientale, distinguée, luxuriante, à moitié en ruines, avec des relents d'époque soviétique qui lui donnent un je-ne-sais-quoi de théâtral et mélancolique. Sur un des flancs de la vallée, au sommet, se dresse dans la brume une forteresse d'allure orientale. Le quartier qui y mène, avec ses ruelles pavées, ses escaliers, ses recoins, ses points de vue, ses jardins, ses balcons ouvragés suspendus au-dessus du vide, fait beaucoup penser à Grenade aussi, tout aussi abrupt et magnifique. De l'autre côté, lui faisant face, s'élève une toute nouvelle cathédrale, monumentale et amoureusement illuminée. Les Géorgiens, orthodoxes eux aussi, semblent encore plus pieux que les Russes. Visitant une église le soir de notre arrivée, nous avons dû nous frayer un chemin parmi la foule qui se massait autour des icônes, et nous nous sommes involontairement fait arroser d'eau bénite par un prêtre à longue toge et barbe noire. Le centre-ville, assez petit, se visite facilement en trois jours, en prenant son temps.
Alors, pourquoi sommes-nous restés 6 jours à Tbilissi ? (D'abord 4 et demi, puis un et demi à la fin...)
La beauté de la ville, certainement. Mais surtout, l'ouverture, la gentillesse de nos hôtes, Maïa et Aleko.



Se faire accueillir avec un sourire, d'abord. Un SOURIRE. Avant même qu'on montre nos papiers, qu'on s'explique, qu'on démontre nos droits et qu'on invoque la clémence pour l'étranger loin de son foyer. Juste normal, juste de même, un sourire. Ah ! Ça vaut de l'or.
"Come in ! Come in ! So, where are you from ?" nous demande Maïa dans son anglais parfait (seul exemple recensé dans toute la Géorgie). Nous, on se dit: se trouvant dans un pays dont on imaginait à peine l'existence il y a deux ans, on va rester dans les généralités de notre bord aussi. On répond: "Canada". Aleko, qui était resté assis sur le bord du foyer pour fumer, se retourne alors et nous regarde au-dessus des verres de ses lunettes, avec suspicion : "From Canada, or from Québec ?" Il n'en fallait pas plus pour gagner notre coeur.
C'est ainsi qu'on a passé notre temps assis dans la cuisine, assis sur le bord du foyer (délicieusement réconfortant vu l'inefficacité générale du chauffage dans le pays), assis dans le salon, entre nos nombreuses et longues marches dans la ville et dans les environs. Aleko, avec qui il a fallu rapidement "switcher" au russe pour pouvoir discuter, nous décrit avec enthousiasme, avec amour, avec rêverie les différentes régions de la Géorgie qu'on peut visiter, nous raconte leur beauté, leurs caractéristiques (à les entendre, les Géorgiens, ils habitent dans un pays où on change de culture à chaque 30 km), nous conseille, nous étonne par les récits de son passé de géologue-alpiniste. Il prend aussi plaisir à nous faire boire son vin, produit sur sa terre dans la région de Khakheti, la plus renommée en Géorgie pour la production de vin.
Maïa, elle, me fait beaucoup penser à ma tante Suzy. Son caractère ouvert, relax, rêveur, un peu hippie, son goût pour la discussion, pour la peinture, sa manière de bouger les mains, presque tout ! Ça fait drôle de trouver des ressemblances si frappantes entre deux femmes provenant de cultures aussi éloignées. Ça rassure. On se dit (parce qu'on a des doutes, des fois, quand même): oui oui, au fond, oui, c'est possible de se rejoindre, c'est possible de s'entendre, de se comprendre, même d'aussi loin. Grande vérité maintes fois répétée et re-confirmée par votre correspondante: il y a toutes sortes de monde dans toutes sortes de pays qui sont bien différents les uns des autres. Voilà. Vous savez tout.
Étant de grands gourmands et passionnés de cuisine géorgienne depuis notre premier voyage en Russie, Julien et moi voulions trouver une école de cuisine à Tbilissi, pour prendre un cours d'une journée. On demande conseille à Maïa qui, accotée sur le bord du comptoir avec sa tasse de café fumante (l'air est froid, ne l'oublions pas), nous répond: "Why ? I can show you. Just buy the ingredients !" On a donc le lendemain une liste d'épicerie écrite en géorgien dans les mains, et on part avec Aleko vers le "bazar" (parce que c'est encore au marché que les Géorgiens achètent leurs aliments, pratiquement tous issus du pays). Il pleut, il neige, on patauge entre les étals de nourriture, les flaques, les piles de détritus. Pour chaque aliment, Aleko nous amène à un stand différent. "Ici, ils ont de belles fines herbes. Mais pour les légumes, on va aller là-bas." Pour les noix, ici, pour les épices, ailleurs. Se sont les Azeris qui vendent apparemment les meilleures herbes. Et Aleko argumente, et goûte, et se fait sortir les bottes d'épinards les plus fraîches. C'est merveilleux.
Sacs de noix et "barres tendres" faites de noix de Grenobles enrobées dans un genre de caramel de pectine de raisin (si ça existe). 



Collier de fleurs de safran

Après 4 heures de cuisine et de prise de notes intensive, on s'assoit avec Maïa et Aleko devant ce festin géorgien:

À gauche, le pain "lavash", la pâte d'épinard à l'ail, aux oignons et aux noix de Grenoble. Au centre, le "baje", poulet grillé en crapaudine avec sauce froide aux noix (l'huile visible sur le dessus est l'huile extraite des noix de Grenoble, pressées à la main par Maïa...). À droite, des aubergines grillées avec pâte d'ail, coriandre et noix. Hors de la photo: le "romi", un genre de pain de maïs élastique fourré au fromage fumé. Et bien sûr, le vin rouge d'Aleko!
Mais on n'a pas seulement jasé, bu et mangé à Tbilissi, non non non. On est allés au théâtre de pantomime, dans un édifice glauque de la très haussmanienne avenue Rustaveli, au centre-ville. La salle, mal éclairée et embaumant la pisse, est toute petite et remplie à moitié par des étudiants au look branché et vaguement hipster. Deux fois par semaine, la troupe présente un spectacle de pantomime. Celui que nous avons vu était constitué de courts tableaux à 1, 2, ou 5 personnages, tantôt comiques, tantôt lyriques, mythologiques ou vaudevillesques. C'est cool.
On est aussi allés voir le théâtre de marionnettes en dessous de la charmante "tour de l'horloge".

Billetterie du théâtre de marionnettes
On est allés au musée ethnographique, visiter dans la brume la reconstitution de vieilles habitations traditionnelles géorgiennes des différentes régions du pays.


À l'avant-plan, les "quevris", grands vases en terre cuite enfouis dans le sol et utilisés pour faire le vin selon la méthode géorgienne

Intérieur de l'habitation traditionnelle
On a marché, on a écouté du jazz, on a bu au soleil,









on est allés au musée, on est allés aux bains, on a viraillé, et... on est partis voir le reste de la Géorgie. Notre premier arrêt, vous le connaissez déjà : c'était Mestia. En redescendant des montagnes, on s'est rendus à Kutaïsi, dans la région qui anciennement était la Colchide, et on a même été hébergés par une certaine Médée...

Mais ça, ce sera dans le prochain épisode !

Paka paka!

lundi 17 février 2014

Saqartvelo 1 - Svaneti

Grand Caucase, en route vers Ushgouli

Il y a deux ans le nom "Géorgie" évoquait pour moi (et encore, plutôt vaguement) un État américain à propos duquel, d'ailleurs, je ne connais strictement rien, et que j'aurais placé au Sud des États si on m'avait posé la question, mais sans grande certitude.
Aujourd'hui, 17 février 2014, je sais que la Géorgie (eux, ils appellent leur pays "Saqartvelo") est un pays à la culture millénaire, qui a non seulement des frontières politiques, mais une langue, plusieurs ethnies, un alphabet, un peuple étonnant. L'exil en Russie permet un décentrement qui redessine la carte du monde. Moscou, comme nouveau centre,  pointe vers des "ailleurs" qui ne sont pas les nôtres. La Géorgie en fait partie. Petit pays enclavé entre la mer Noire et la mer Caspienne, au point de jonction entre la Russie, la Turquie et l'Iran (des voisins qui ont tendance à forger le caractère d'un peuple et à développer sa résilience), à côté de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, dans les montagnes du Caucase.
Oh! que le monde est grand à la clarté des lampes, comme dirait Baudelaire (et il ajoute : "Aux yeux du souvenir, que le monde est petit !", mais je ne le suivrai pas dans cette direction). Il y a encore des peuples dont on soupçonne à peine l'existence. Vue de proche la Terre est vraiment très vaste, et plus je voyage, plus je m'étonne de sa diversité. Comme souvent, les connaissances acquises mettent en lumière la faramineuse ignorance qui leur est associée. On ne s'en sort pas.

Mestia

Je voudrais introduire mon sujet, comme il se doit quand on est en Russie, par une citation de Pouchkine. "Ne me chante pas, ma belle / Ces chants de la Géorgie, tristement / Ils me rappellent une autre vie, un rivage lointain."
Ce poème a été mis en musique par Rachmaninov, et je vous en propose l'interprétation du sympathique chanteur russe Piotr Nalitch :
http://www.youtube.com/watch?v=VqsmpCZaIvM
("Ne les chante pas, ma belle, ces chants de la Géorgie...")
Soit dit en passant, entre parenthèses, ce chanteur d'opéra fait également partie, "sur le side", d'une "communauté musicale" qui fait de la musique populaire, et notamment des chansons humoristiques en faux-mauvais-anglais telles que "Guitar" : http://www.youtube.com/watch?v=AOzkN8dHnjk. Je vous en conseille vivement l'écoute. Je referme la parenthèse sur Nalitch...

De retour à notre petite chambre moscovite après deux magnifiques semaines de voyage et, surtout, après une arrivée pour le moins éprouvante à Moscou, Julien s'est souvenu que Paata Chartolani, un de nos hôtes en Géorgie, (le voici, devant ses pommiers)
Paata Chartolani, un Svane, à Mestia

avait enregistré sur notre clé USB quelques chansons traditionnelles géorgiennes, des chansons omniprésentes qui ont chacune joué au moins une fois dans toutes les marchroutki que nous avons empruntées pour parcourir le pays.
(Une marchroutka, c'est un petit autobus, c'est le moyen de transport principal en Géorgie, et ça ressemble à ça.)



Comme pour Pouchkine après son exil dans le Caucase, les chansons géorgiennes que nous avons transportées en Russie nous ont rendu bizarrement et intensément mélancoliques, comme si c'était, comment dire, la voix enregistrée d'un vieil ami disparu, qui appartient à un monde révolu et idéalisé. Quel pays, à vous rendre nostalgique seulement trois jours après l'avoir quitté!

Balcon couvert à Tbilissi

Qu'y a-t-il donc en Géorgie ? Comme je l'ai rapidement mentionné, surtout beaucoup de montagnes. La chaîne de montagnes du Grand Caucase et celle du Bas Caucase sillonnent le pays, et il n'est pas un endroit en Géorgie où on n'aperçoit un sommet, une crête, un pic enneigé à l'horizon.

Région de Kutaisi


Région de Vardzia, à quelques kilomètres de la Turquie

Tmogvi, région de Vardzia

Je vais décrire dans le désordre.
Après quatre jours à Tbilissi, la belle capitale, on prend un train de nuit troisième classe pour Zugdidi, presque à l'autre bout du pays. On descend du train, il est 6h du matin, il fait nuit. Un petit homme ridé, en veste de cuir, vient à notre rencontre. "Mestia ? Paata Chartolani ?" C'est le chauffeur de la marchroutka qui nous mènera chez Paata, qui vous a déjà été présenté. Notre hôte à Tbilissi, Aleko, nous avait organisé une pension à Mestia, une petite ville, ou plutôt un village, perché dans les montagnes, dans la région de Svaneti. Svaneti, pour les Géorgiens, tient un peu le rôle d'une forteresse. Le village est tellement reculé, enfoncé dans les montagnes, qu'il leur a servi, lors des nombreuses invasions (perses, turques, russes, arabes, etc.) qu'ils ont subies, de refuge culturel. Là, on a envoyé les trésors de la Géorgie, les objets précieux, les icônes, pour les préserver de la destruction et du pillage. Auparavant pratiquement inaccessible, Mestia est maintenant reliée à Zugdidi par une route toute neuve, à flanc de montagne.
Notre chauffeur nous livre chez Paata vers midi. La neige, l'air froid, le ciel bleu foncé, presque mauve, le soleil aveuglant. Nous entrons chez Paata où, suivant l'habitude géorgienne, seules les pièces habitées en permanence sont chauffées. Les couloirs sont glaciaux, la salle à manger à peine tiède. On peut voir la buée créée par notre respiration. La salle à manger donne sur la salle commune de la famille, où un poêle à bois sert de cuisinière et de source de chauffage. La femme de Paata, très effacée, nous sert des "khachapuri" (tartes au fromage salé) avec du thé, des confitures, de la tchatcha (alcool fort à mi-chemin entre le cognac et la vodka). Ça restore. Le thé et les khachapuri fument sur la table, tout est frais, fait maison avec les produits de leur terre, avec le lait de leurs vaches, avec les fruits qu'ils ramassent l'été. C'est la cérémonie des toasts, Paata devient solennel. À nos parents (il verse de l'alcool sur le sol, pour ses parents décédés). À la paix ("On a eu assez de guerres. Assez."). Aux montagnes de Svaneti.

Le lendemain. Nous sommes en route avec Paata vers Ushgouli, le village habité à l'année situé le plus en altitude de toute l'Europe. La route est en partie fermée à cause des chutes de neige et des avalanches, mais nous avons décidé de faire cette partie du chemin (10 km aller-retour) à pied. Chansons svanes, villages à peine visibles au creux des vallées. Les tours svanes, en pierre, s'élèvent partout. C'est un vestige du temps des "vendettas", où chaque famille-clan construisait sa tour de protection pour pouvoir se défendre en cas d'attaque. Elles pullulent: les Svanes ont apparemment le sang chaud, assez pour s'assassiner entre voisins au moindre écart de conduite, à la moindre atteinte à l'honneur. Ces tours, bien sûr, étaient aussi un symbole de la prospérité de la famille, de son importance dans le village, et elles servaient le plus souvent à se défendre contre des envahisseurs venant de l'extérieur. Mais quand même...

Mestia et ses tours

Ushgouli

Après quelques oeufs durs mangés au soleil avec une salade de chou et noix (notre lunch préparé par notre hôtesse), on aborde la partie "randonnée" de notre journée. On passe près d'un village, Paata laisse tomber: "Ici, l'an dernier, 27 personnes sont mortes en une nuit, dans une avalanche. Le village est décimé. Regardez, on voit encore la trace de l'avalanche." On avance tranquillement dans la neige, dans une vallée tellement étroite par endroits qu'elle fait penser à une crevasse, en suivant la route. Le soleil est tellement chaud qu'il nous brûle le visage, la blancheur de la neige est aveuglante, l'ascension va bon train. À notre arrivée à l'entrée du village, des chiens de bergers nous "accueillent", en petite meute bien menaçante. Paata nous défend avec un barreau de clôture, levé bien haut, et des paroles susurrées aux chiens qui jappent, bavent, grognent, montrent les crocs. On passe...


Le village est habité mais ne donne aucun signe de vie. Il est à l'image des montagnes: fièrement dressé contre le ciel bleu, sauvage, hostile, magnifique.

Sur le chemin du retour, une fois la camionnette dégagée



et la nuit tombée, on rencontre deux hommes arrêtés sur la route à côté d'une voiture apparemment en panne. La voiture appartient à quelqu'un qui habite dans une autre vallée, les deux hommes devaient la ramener, elle est en panne, il fait -15 degrés... Paata ouvre le capot en grognant et semble visser et dévisser quelque chose pendant que l'autre "crinque" la voiture sur le devant avec une manivelle... Nous, on regarde le tout à la lumière des phares, comme au cinéma. Leur voiture repart, et nous aussi...

Le lendemain à Mestia on visite le musée d'un alpiniste svane célèbre, Khergiani. C'était, dans le temps, l'alpiniste numéro 1 de toute l'URSS. Il a fait un film avec Vissotsky et, pour ceux qui connaissent, les paroles de la chanson "Vers le sommet" composée par le célèbre barde sont dédiées à Khergiani ("Si tu veux savoir si l'ami / Est celui qu'il prétend vraiment / Et savoir s'il a dans le sang / Du courage ou du vent / Les montagnes sont là pour ça / Vers les cimes avec lui vas-y / Dans la même cordée, liés / Tu sauras qui il est"). Pour visiter le musée il faut se rendre au bout du village, par un petit sentier enneigé.


Il faut aussi appeler la femme qui s'occupe du musée, pour qu'elle vienne débarrer la porte... Cette femme, Nazo Khergiani, se trouve à être la soeur cadette du grand Khergiani. Elle aussi alpiniste et fière Svane, elle nous fait faire la visite du musée en russe, avec beaucoup de gentillesse, de patience, et avec un amour visible pour la mémoire de son frère.

En attendant l'arrivée de Nazo, nous sommes observés par les vaches qui ne dissimulent pas leur curiosité

Devant la statue de Khergiani

L'altitude, le soleil, la marche en montagne, le froid creusent l'appétit et font bien dormir. Julien et moi développons nos théories sur la longévité des habitants des montagnes. Khergiani, lui, est mort en pleine gloire, jeune, à flanc de falaise, en aidant un alpiniste moins expérimenté. Un héros.

Le lendemain, on avale à 6h du matin un bol de porridge au lait fumant, dans la salle à manger glacée. La marchroutka repart, et nous avec. 

Je vous raconte la suite du voyage bientôt....

xx Élise